Un Château de cartes (Jean-François Alfred BAYARD)

Comédie en trois actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 13 décembre 1847.

 

Personnages

 

DURAND.

DE FLINS, ancien préfet

CHARLES SAULIEU

MADAME HORTENSE DURAND

MADAME LA BARONNE D’ANGÈNE

JENNY DE FLLNS

ANDRÉ, domestique de De Flins

JOSEPH, domestique de Durand

 

La scène est à Paris, chez Durand.

 

 

ACTE I

 

Un salon chez Durand. Entrée par le fond. Chambre de Madame à droite. Cabinet de Durand à gauche. Appartement de De Flins, du même côté. À gauche une causeuse, une table et ce qu’il faut pour écrire.

 

 

Scène première

 

DURAND, seul

 

Au lever du rideau, Durand, en robe de chambre, est étendu sur la causeuse, et suit la fumée de son cigare.

Mon Dieu ! que le cigare est une douce chose !

Sa fumée a pour moi le parfum de la rose ;

Je la suis... elle monte... et mes sens enivrés,

Comme à travers un prisme, ont des rêves dorés.

Nonchalamment couché, je vois du haut des nues,

Descendre autour de moi les Grâces demi-nues ;

À l’amour sans combat, je cède sans effort !

Puis, la fortune vient quand le plaisir m’endort...

Mais là, cette fortune en beaux écus que j’aime,

Qui nous vient sans travail, et qui s’en va de même !...

Ce que mon cœur désire, à l’instant le voilà !

Je n’entends plus crier ma femme !...

 

 

Scène II

 

JENNY, DE FLINS, DURAND

 

Ils entrent avec le domestique, que de Flins empêche de les annoncer et qui se retire.

DURAND, les yeux fermés.

Qui va là ?

Quelque beauté bien tendre, ou quelqu’ami fidèle !

DE FLINS, lui frappant sur l’épaule.

Durand !

DURAND, ouvrant les yeux.

Ah ! tiens ! c’est toi !... Bonjour.

Se levant.

Mademoiselle !

DE FLINS.

Que diable fais-tu là ?

DURAND.

Mais, comme tu le vois :

Je rêvais un plaisir... j’en ai deux à la fois.

Cher de Flins ! quel bon vent à Paris te ramène ?

Je te croyais encor dans ton château du Maine.

DE FLINS, embarrassé.

Oh ! ma fille, là-bas, s’ennuyait trop.

JENNY.

Qui ? moi !

Jamais je ne m’ennuie où je suis avec toi.

DE FLINS.

Et madame Durand, sa santé ?

DURAND.

Toujours bonne.

On va la prévenir.

Il va pour sonner.

JENNY, passant entre eux.

Ne dérangez personne.

Je m’en charge ; c’est moi qui veux nous annoncer...

Ensemble je vous laisse, et je cours l’embrasser.

À de Flins.

Paris est, conviens-en, plus gai que nos campagnes !...

À Durand.

Comment vont nos amis et nos jeunes compagnes ?

Et votre cher cousin, monsieur Charles Saulieu,

Si bon, si complaisant, si...

DURAND.

Bah !

JENNY.

Je sors, adieu !

À de Flins.

Je ne m’ennuyais pas !...

À Durand.

Mais je suis bien contente !

Elle entre à gauche.

 

 

Scène III

 

DE FLINS, DURAND

 

DURAND.

L’aimable enfant !... Mais toi, quelle humeur inconstante !

Préfet destitué par un Colbert du jour,

Pour le punir, tu pars... sans pitié, sans retour !

Tu vas au fond des bois, après tant d’injustices,

Du soleil de juillet oublier les caprices...

Je l’entendais de loin, philosophe frondeur,

De tous nos parvenus flagellant la grandeur,

Écraser de bons mots ce ministère en masse

Qui n’a pas eu l’esprit... de te remettre en place !

Et tu reviens sitôt !... Est-ce que le grand air

Aurait éteint déjà ce beau dépit ?...

DE FLINS.

Mon cher, À son pays quand même, il faut rester fidèle !...

Je reviens... je reviens parce qu’on me rappelle.

DURAND.

Qui ?

DE FLINS.

Nos amis.

DURAND.

Ah ! bah !... ils ne m’en ont rien dit.

DE FLINS.

Le moment est propice, ils me l’ont tous écrit.

DURAND.

La girouette tourne au vent de l’espérance !

DE FLINS.

Que m’importe un ministre !... on se doit à la France.

DURAND.

Tu viens solliciter...

DE FLINS.

J’en veux bien convenir,

À ce repos forcé je ne puis plus tenir.

Le calme plat me tue !... Au fond de ma retraite,

Je sentais en mon cœur une rage secrète,

À ces flux et reflux qui portent au pouvoir,

Aux places, aux honneurs, où je devrais me voir,

Des hommes sans talent, et nés un jour de guerre,

Dans quelque plat journal qui, plus tard, les enterre !...

Tandis que moi, d’un tact, d’un esprit reconnu,

Solide, adroit...

DURAND.

Modeste...

DE FLINS.

Hein ?

DURAND.

Oui, c’est convenu.

DE FLINS.

Tu ris ?

DURAND.

Va donc toujours...

DE FLINS.

Est-ce que je me flatte ?

DURAND.

Au contraire !

DE FLINS.

Faut-il, à cette Fiance ingrate

Refusant des secours dont elle a tant besoin,

Quand on peut la servir, la bouder dans un coin ?

DURAND.

Tu vas redevenir préfet !

DE FLINS.

Mais, je l’espère !

Je le veux, il le faut !... Toi qui, par caractère,

Par goût, dans les plaisirs d’un monde turbulent,

Uses en sybarite un esprit indolent,

Oh ! tu ne comprends pas cette soif qui dévore,

Ce besoin de monter et de monter encore,

De toucher au pouvoir pour en prendre sa part,

Et, si peu que ce soit, de régner quelque part !

De lire au Moniteur, partie officielle,

Son nom titré, flanqué d’une place nouvelle !

On pousse, on est poussé !... Les services rendus,

Pour qui les fait valoir, ne sont jamais perdus...

Des conseillers d’État je deviens le confrère...

On me fait député... j’emporte un ministère !

Pourquoi pas ? jusque-là ne puis-je me hausser ?

DURAND.

Tiens ! au fait !...

DE FLINS.

Je vaux bien ceux que j’y vois passer.

DURAND.

Parbleu !... va donc toujours, va donc ! coûte que coûte !...

On peut monter bien haut, pendant qu’on est en route.

DE FLINS.

Si le Ciel était juste !...

DURAND.

Il me semble qu’ici

J’entends parler ma femme !... Elle est malade aussi.

DE FLINS.

Malade !

DURAND.

Comme toi. Tu sais qu’elle est la fille

D’un bourgeois dont le sucre enrichit la famille.

Il était confiseur... Elle n’en convient pas,

Mais il l’était !... Brave homme... on en faisait grand cas !...

Quand je l’épousai, riche et belle comme un ange,

Je venais de traiter d’un tiers d’agent de change ;

Rien à faire, un état charmant, qui m’allait fort ;

Il déplut à ma femme, et, pour être d’accord,

Je revendis mon tiers, sans regrets... au contraire...

Plus de pertes à craindre, et toujours rien à faire !...

C’était bien !... mais, plus tard, je vis qu’en pension

Hortense avait sucé ce lait d’ambition

Qui chez nous, aujourd’hui, trouble tant de cervelles.

Oui, c’étaient des soupirs, des plaintes éternelles

Sur notre obscurité... lorsque, dans un salon,

Entrait un homme en place, un préfet, un baron,

Un pair, ou quelque dame, heureuse parvenue,

Dont l’orgueil protecteur du geste nous salue.

Par le conseil d’État, jeune encor, j’ai passé.

Las d’attendre mon rang pour être enfin placé,

Je laissai là mes droits, j’entrai dans la finance...

Ma femme a réveillé cette vieille créance.

Elle veut aux honneurs m’élever à mon tour ;

Elle a gagné pour moi les puissances du jour,

Et je tremble tout bas qu’elle ne réussisse :

Il en coûte si peu de faire une injustice !

DE FLI.NS.

Pourvu qu’on soit placé !

DURAND.

C’est ce qu’elle me dit.

En attendant, mon cher, nous sommes en crédit.

Préfet en espérance, elle ordonne, administre,

Et veut, un de ces jours, se réveiller ministre.

Ah ! quel homme d’État vous feriez à vous deux !

DE FLINS.

Oui, ta femme a du bon ! tu pourrais être heureux.

DURAND.

Heureux ! Eh ! je le suis. L’ambition l’entête ;

Mais riche, indépendant, ma vie est une fête.

Quand ma femme, en mon nom, s’en va solliciter,

Moi, dans mon cher Paris, qu’il me faudrait quitter,

Je trouve à chaque pas une chaîne nouvelle,

Un plaisir qui m’emporte, un ami qui m’appelle ;

J’ai mon cercle, où mes jouis coulent nonchalamment

Parmi des gens d’esprit, que j’écoute en fumant ;

Ça m’endort !... Puis, le whist, la bouillotte où je gagne,

Et le bois de Boulogne en guise de campagne !

Vingt théâtres pour moi se rouvrent chaque soir ;

À celui qui me plaît je jette le mouchoir.

D’un concert fatigant quelque bal me délasse...

Les bals ont leurs soupers !... je cause, le temps passe ;

Je sais les bruits du jour, j’en invente au besoin.

Pas un auteur tombé que je n’en sois témoin !...

De cette vie heureuse, et sans inquiétude,

Je me suis fait, mon cher, une douce habitude,

Et... je le dis tout bas... elle me plaît si fort

Que, s’il faut en changer, je suis un homme mort !

DE FLINS.

Si ta femme, pourtant, obtenait en province...

DURAND.

Oh !... tu me fais trembler !

DE FLINS.

Est-ce pour vivre en prince,

Qu’elle t’a fait céder ta charge ?

DURAND.

Non, vraiment !

C’est pour nous faire entrer dans le gouvernement.

Elle veut m’élever pour être quelque chose,

Elle se donne un mal !...

DE FLINS.

Et toi ?

DURAND.

Je me repose...

Sans jamais discuter !... car j’ai pris en horreur

Les scènes de ménage, et le bruit me fait peur !

D’ailleurs, j’aime ma femme, et mon amour pour elle

Ne se pardonnerait pas même une querelle !

DE FLINS.

Mais elle est la maîtresse !

DURAND.

Oui, pouvoir absolu !

Et tiens... j’en ris encor... n’a-t-elle pas voulu

Me faire député !...

DE FLINS.

Toi !

DURAND.

C’était en septembre,

Quand Paris remplaçait un grand homme à la Chambre...

J’étais sur les rangs, vrai !... nous ne négligions rien,

Nous donnions des dîners, où je mangeais très bien.

À la réunion dite préparatoire,

J’ai déployé, mon cher, mon talent oratoire

Dans un fort beau discours... qu’elle m’avait dicté !

Il fallait deux cents voix pour la majorité...

DE FLINS.

Eh bien ?

DURAND.

Eh bien ! ma femme a fait tant de visites,

Tant crié, tant prié, tant prôné mes mérites,

Qu’enfin nous avons eu... deux voix dans mon quartier,

Celles de mon tailleur et de mon pâtissier...

Voilà de nos exploits le bulletin fidèle !

DE FLINS.

On pouvait te nommer !

DURAND.

Hein ? je l’échappais belle !

Et les électeurs donc ! ma femme...

Hortense paraît.

DE FLINS.

La voici !

 

 

Scène IV

 

DE FLINS, HORTENSE, DURAND

 

DE FLINS, allant à elle.

Madame !

HORTENSE.

Ah ! que c’est bien de nous surprendre ainsi,

L’observant.

De descendre chez nous !... On vous rend votre place ?

DE FLINS.

Non, vraiment... pas encor.

HORTENSE.

Mais vous rentrez en grâce ?

DE FLINS.

J’espère.

HORTENSE, rassurée.

Ah ! rien de plus ! Comment vous portez-vous ?...

DE FLINS.

Merci, pas mal.

HORTENSE.

J’ai vu votre fille... entre nous,

Elle est fort bien ! il faut songer au mariage,

Lui trouver un parti... vous y pensez, je gage !

Vous venez pour cela ?

DE FLINS.

Pour cela ! non, ma foi !

Ma fille est une enfant.

HORTENSE.

Mais alors, je conçois...

Avec cet air discret !... la preuve est convaincante,

Vous venez demander quelque place vacante...

Hein ?

DURAND, à part.

J’y suis... elle a peur.

DE FLINS.

Mais non, je ne sais pas

S’il vaque quelque place... et je pense, en tout cas,

Que vous me le diriez.

HORTENSE.

Votre fille est jolie !

DURAND.

À notre cousin Charles il faut qu’il la marie...

Le cousin de ma femme... un aimable garçon.

HORTENSE.

Bien au conseil d’État.

DURAND.

De la fortune !

HORTENSE.

Un nom !

DE FLINS.

Autrefois, pour Jenny son cœur semblait se prendre,

Et ma fille a, je crois, la mémoire assez tendre,

Mais rentre-t-il en place ?

HORTENSE.

Oh ! ce n’est pas pressé.

Il attend pour cela que Durand soit placé.

DURAND, à part.

Alors ?

DE FLINS.

Ah ! c’est que moi, je n’en fais pas mystère,

J’ai quelqu’ambition... et je veux, en bon père,

Un gendre bien casé, qui me serve d’appui,

Qui veuille s’élever et me tire après lui !

HORTENSE.

C’est bien !

DE FLINS.

Je veux qu’il fasse honneur à la famille,

Qu’à la cour, sous un titre, il présente ma fille !

HORTENSE.

C’est fort bien !

DE FLINS.

Que toujours son crédit et le mien

Tiennent le ministère en échec !

HORTENSE.

C’est très bien !

Voilà parler ! voilà comprendre les affaires !

Hein, qu’en dis-tu ?...

DURAND.

Tu sais, je ne les comprends guères ;

Mais cela me paraît assez ingénieux.

Pour tenir ferme, ainsi vous formerez tous deux

Une société civile, en garantie,

Et tu t’appelleras de Flins et compagnie !

DE FLINS.

Tu plaisantes toujours !

HORTENSE.

Toujours le même esprit !

Jamais au sérieux il ne prend ce qu’on dit,

À tout ce qui me plaît il se montre contraire,

Il est froid, indolent et je n’en puis rien faire !

DURAND.

Ah ! c’est mal... car enfin, je veux... ce que tu veux.

DE FLINS.

Tu fais bien !

HORTENSE.

N’est-ce pas ?... il pourrait être heureux,

D’un fort bel avenir il a pour lui les chances,

Partout, Monsieur, partout... jusque dans les finances.

DE FLINS.

Bah !

HORTENSE.

Il a failli même être élu député !

DURAND.

Mon Dieu ! oui.

HORTENSE.

Nous avions une minorité

Magnifique !

DURAND, montrant ses deux doigts.

Superbe !

HORTENSE.

Et pour peu qu’on nous serve,

Il montera !...

DURAND.

Parbleu !...

À part.

Que le ciel m’en préserve !

DE FLINS.

Si pour me soutenir et m’aider en chemin,

Vous me pouviez aussi donner un coup de main ?

HORTENSE.

Eh ! mais avec plaisir...

L’observant.

Vous n’avez rien en vue ?

DE FLINS.

Rien... mais je vais courir, il faut que je salue

Des amis qu’il est bon parfois de réveiller.

DURAND.

Je déjeune à mon cercle et je vais m’habiller.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

La baronne d’Angène !

HORTENSE.

Ah ! qu’entends-je ! Eugénie !...

DE FLINS.

D’Angène ! c’est le nom d’un préfet ?...

HORTENSE.

Sans génie,

Sans moyens ! un vieux fat que l’intrigue a porté.

DE FLINS.

Et sa femme ?

HORTENSE.

Un esprit d’une frivolité !...

DURAND.

C’est ton amie ?

HORTENSE.

Intime.

 

 

Scène V

 

DE FLINS, HORTENSE, DURAND, LA BARONNE

 

LA BARONNE, entrant.

Enfin, ma chère Hortense !...

HORTENSE, allant à elle.

Cette bonne Eugénie !...

LA BARONNE.

Après un an d’absence,

Quel bonheur !... ces messieurs... ah ! ton mari... pardon !

Je vous ai dérangés.

HORTENSE.

Eh ! non, ma chère.

DE FLINS.

Non,

Madame, je sortais.

DURAND.

Souffrez que je vous quitte,

Honteux d’avoir ainsi reçu votre visite.

Et monsieur le préfet, nous le verrons ?...

LA BARONNE.

Plus tard.

J’ai de huit jours au moins précédé son départ.

De Flins sort par le fond, Durand par la droite.

 

 

Scène VI

 

LA BARONNE, HORTENSE

 

HORTENSE.

Tu reviens parmi nous toujours aimable et belle !

Dans notre heureux Paris le plaisir te rappelle,

Tu quittes, par congé, Limoges.

LA BARONNE.

Tout à fait.

HORTENSE.

Mais tu retourneras...

LA BARONNE.

Je ne suis plus préfet !...

HORTENSE.

On a destitué le baron ?...

LA BARONNE.

Au contraire,

Pour prix de ses talents, de son zèle exemplaire,

Par de nouveaux honneurs on le fixe à Paris :

Le voilà tout-puissant pour servir nos amis.

HORTENSE.

Cher ange ! assieds-toi donc ! tu dois être enchantée...

LA BARONNE.

Tu sais que tout cela ne m’a jamais tentée.

Jeunes, en pension, chacune avait ses goûts ;

Tu voulais des grandeurs, moi j’aimais les bijoux...

Et telle autre rêvait, romanesque héritière,

Le cœur d’un beau jeune homme et rien... qu’une chaumière.

Quand le baron d’Angène offrit de m’épouser,

J’étais libre ; mon Dieu ! je pouvais refuser,

Et si je consentis, ce ne fut, je t’assure,

Ni par ambition, ni pour sa préfecture,

Non !... mais j’étais, hélas ! sans fortune, sans bien ;

Quel autre eût eu l’esprit de me prendre pour rien ?

J’aurais fait à coup sûr un triste mariage.

Je voulais de l’éclat, un titre, un équipage,

Des plaisirs... Mon mari de loin me les fit voir...

Dame ! il n’était plus jeune... on ne peut tout avoir.

Il me faisait baronne, et du moins sa vieillesse

Se montrait à travers un prisme... la richesse !

Je l’épousai gaiement, et nous sommes heureux.

C’est un si bon mari ! je fais ce que je veux.

Un seul point me manquait, une bonne disgrâce !...

J’aurais voulu le voir abandonner sa place,

Quitter sa préfecture où je m’ennuyais tant !...

Et me rendre à Paris, où le plaisir m’attend !

Je craignais d’affliger ce cher mari que j’aime...

Eh bien ! il y pensait pour moi... plus que moi-même

Oui, depuis près d’un an, pour être remplacé,

Il intrigue, et toujours pur, désintéressé,

On l’a tout simplement par royale ordonnance,

Fait conseiller d’État, grand-croix et pair de France !

Il se résigne.

HORTENSE, à part.

Ô ciel ! il obtient tout cela !

En passant par sa place, on peut arriver là !

LA BARONNE.

Quel hiver de plaisir !

HORTENSE, à part.

Quelle chance nouvelle !

LA BARONNE.

Je reviens à Paris !...

HORTENSE.

La préfecture est belle !

LA BARONNE.

De ma fortune enfin je vais donc me parer !...

HORTENSE.

La carrière est ouverte et j’y puis donc entrer !...

Mais, dis-moi, cette place est donnée ou promise ?

LA BARONNE.

Non, la démission est à peine remise.

HORTENSE.

Eugénie... ah ! c’est Dieu qui t’amène vers moi...

On veut que mon mari remplisse un bel emploi ;

Il est même noté pour une préfecture.

LA BARONNE.

Tu penses à la nôtre !...

HORTENSE.

Il faut voir.

LA BARONNE.

J’en suis sûre !

HORTENSE.

Eh bien ! oui ; tu conçois, c’est assez séduisant.

LA BARONNE.

Prends garde au Limousin, il n’est pas amusant.

HORTENSE.

N’importe ! j’ai mon plan et je te le confie !

Oui, ma position me pèse, m’humilie !

Dans le monde où je vais, je souffre au fond du cœur,

De voir, à mon entrée, un sourire moqueur...

Mes compagnes d’hier avec moi sont hautaines !

Elles ont des maris qui les rendent si vaines !

Gaiement.

Julie est député, Louise est magistrat,

La petite Henriette entre au conseil d’État,

Laure est ambassadeur et sa cousine Hermance

Receveur général !

LA BARONNE.

Moi, je suis pair de France !...

HORTENSE.

Et moi je ne suis rien... rien que simple électeur !

Je veux à mon mari quelque titre flatteur...

Une fois en chemin, à tout il peut prétendre !...

Et d’abord, le secret que tu viens de m’apprendre,

Tu ne l’as révélé qu’à moi ?

LA BARONNE.

Certainement.

HORTENSE.

Ne le dis à personne !

LA BARONNE.

Oh ! je t’en fais serment.

HORTENSE.

Ne donne pas l’éveil à ces coureurs de places,

À ces ambitieux qui flairent les disgrâces

Et les démissions, pour jeter, à leur tour,

Sur les emplois vacants leur griffe de vautour.

Ils iraient du ministre assiéger la faiblesse.

LA BARONNE.

Tu les veux devancer.

HORTENSE.

Nous avons sa promesse.

Il faudra qu’il la tienne, et je cours de ce pas

Prévenir nos amis.

LA BARONNE, avec contrainte.

Je croyais, en ce cas,

Que votre cousin Charles aurait la préférence.

Autant... et plus qu’un autre il a des droits, je pense.

HORTENSE.

Oh ! mon mari, d’abord !... entre eux c’est convenu.

C’est un si bon jeune homme !

LA BARONNE.

Oui !... je l’ai peu connu...

Mais il paraît fort bien... On dit qu’il se marie.

HORTENSE.

On se trompe.

LA BARONNE.

Ah !... tu crois...

HORTENSE, à part.

Cette pauvre Eugénie !

LA BARONNE.

Mais je te laisse, adieu. Je vais parler pour vous,

Écrire à mon mari... tu peux compter sur nous.

HORTENSE, la reconduisant.

Garde bien le secret, ne confie à personne...

LE DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur Charles !

LA BARONNE.

Ah !

 

 

Scène VII

 

LA BARONNE, CHARLES, HORTENSE

 

CHARLES, à Hortense.

Je viens...

Apercevant la baronne.

Madame la baronne !

LA BARONNE.

Monsieur !

Ils restent interdits, et après un silence.

HORTENSE, à part.

Il faut pourtant venir à leur secours.

À Charles.

Madame nous revient.

CHARLES.

Pour longtemps ?

HORTENSE.

Pour toujours.

CHARLES.

Madame... il se pourrait... vous nous êtes rendue !

Dès longtemps, à Paris, vous étiez attendue...

Votre absence a partout laissé tant de regrets !

Mais nos bals, dont l’hiver fait déjà les apprêts,

Nos fêtes, nos plaisirs vont retrouver leur reine !...

Et l’amitié...

LA BARONNE, avec une émotion contenue.

Monsieur... j’attends monsieur d’Angène...

Je ne sais pas encor ce qu’il décidera.

Son âge craint le bruit, la foule... il me dira

Si le monde lui plaît, et s’il veut bien lui-même

M’accompagner au bal... C’est mon mari, je l’aime,

Et je ne puis, Monsieur, être heureuse sans lui.

À Hortense.

Adieu... je vais de toi m’occuper aujourd’hui...

Monsieur... je vous salue.

CHARLES, lui offrant la main.

Ah ! permettez !...

LA BARONNE.

De grâce,

Restez.

Elle sort. Hortense l’accompagne.

 

 

Scène VIII

 

HORTENSE, CHARLES, ensuite LE DOMESTIQUE, LA FEMME DE CHAMBRE

 

CHARLES.

Ah ! quels regards et quel accueil de glace !

Quand j’étais là, tremblant de bonheur et d’amour !...

Ma cousine...

HORTENSE, sonnant ses domestiques.

Oui, je sais, vous lui faisiez la cour,

Alors qu’elle était libre, avant son mariage...

CHARLES.

Et depuis !...

HORTENSE.

Mais pour elle et pour vous il est sage

D’oublier tout cela.

CHARLES, à part.

Nous verrons ! oh ! morbleu !

HORTENSE.

Charles, j’aurai besoin que vous m’aidiez un peu.

Au domestique qui paraît.

Mon mari... je l’attends.

Le domestique sort. Elle continue en sonnant encore.

La chose est bien secrète,

Mais pour vous... un ami !...

À la femme de chambre.

Préparez ma toilette.

La femme de chambre sort.

CHARLES.

De quoi s’agit-il donc ?...

HORTENSE.

D’un complot sérieux

Que la baronne et moi, nous formions en ces lieux,

En servant nos projets, vous seriez son complice.

CHARLES.

Je pourrai la revoir !... ah ! parlez ! quel service ?...

 

 

Scène IX

 

DURAND, HORTENSE, CHARLES

 

DURAND, habillé, son chapeau à la main.

Ma femme, que veux-tu ?...

À Charles.

bonjour !... en ce moment,

Je m’en vais à mon cercle.

HORTENSE.

Il s’agit bien, vraiment,

De cercle et de plaisirs !... quand nous touchons sans doute

Au comble de nos vœux !... nous voilà sur la route

Des places, des honneurs, du rang qui nous est dû !

DURAND.

Ah ! bah !

HORTENSE.

Mais pas un mot ou tout serait perdu.

CHARLES.

Nous sommes seuls, parlez, ma cousine !

HORTENSE.

Eugénie

M’apprenait là... pardon ! je suis toute saisie !

Qu’on est faible, mon Dieu !...

CHARLES.

Vous tremblez.

HORTENSE.

C’est d’espoir !

DURAND, à part.

Moi, je tremble de peur.

CHARLES.

Mais ne peut-on savoir ?...

HORTENSE.

Le vieux baron d’Angène, à sa femme docile,

Prend enfin sa retraite, et laisse au plus habile

Sa préfecture !

DURAND.

Eh bien ?...

HORTENSE.

Eh bien ! puisqu’il en sort,

N’y peux-tu pas entrer ?

CHARLES.

C’est juste !

DURAND, à part.

Je suis mort.

HORTENSE.

Cette démission est encore un mystère !

Personne ne s’en doute ; il faut savoir se taire,

Solliciter sans bruit, voir nos puissants amis,

Leur rappeler à tous ce qui nous fut promis.

DURAND.

Charles peut réclamer... sous l’ancien ministère,

D’une autre préfecture il était secrétaire ;

Pour rentrer en faveur, il n’a qu’à le vouloir.

Sans doute il a des droits qu’il peut faire valoir.

CHARLES.

Non, après vous !...

À part.

Qui ! moi, partir quand elle arrive !

HORTENSE.

Il les cède... et plus tard, las d’une vie oisive,

Pour qu’il monte à son tour, nous lui tendrons la main.

L’amitié qui s’entr’aide, abrège le chemin.

Le ministre nous aime, et je sais qu’il t’estime.

Je verrai ce matin son secrétaire intime,

Sa femme est mon amie... et toi, de ton côté,

Tu vas courir d’abord chez notre député.

Ainsi donc, tous les trois, mettons-nous en campagne !

L’intrigue est aux aguets, de vitesse on se gagne ;

Mais qu’on sache à la fois, dans le monde étonné,

Qu’un poste était vacant, et qu’il nous est donné.

CHARLES.

Ce plan est des meilleurs !

DURAND.

Moi, je te suis à peine

Dans ta course !... tu vas, tu vas, à perdre haleine !...

HORTENSE.

Tu ne m’approuves pas !...

DURAND.

Qui ? moi ! je n’ai pas dit...

Pensez-vous qu’en ce cas, j’aie assez de crédit ?...

CHARLES.

Vous en avez !...

HORTENSE.

Eh ! oui !

DURAND.

Quels litres sont les nôtres ?...

HORTENSE.

Nous en aurons toujours bien autant que les autres !

CHARLES.

Oui, certes !

DURAND.

Mais aller au fond du Limousin !

HORTENSE.

C’est un fort beau pays !...

CHARLES.

Sans doute.

DURAND, avec impatience.

Eh ! mais, cousin !...

HORTENSE.

Vous hésitez !...

DURAND.

Non pas !...

CHARLES.

Là-bas on peut se plaire.

HORTENSE.

Veux-tu donc à trente ans-végéter sans rien faire !...

DURAND.

Non, mais j’avais pensé que je pourrais encor.

Dans la banque, à Paris, prendre un nouvel essor,

J’y suis connu.

HORTENSE.

Fi donc !... s’enterrer dans la banque,

Pour gagner un peu d’or... est-ce l’or qui te manque ?

Mais le baron revient pair de France, grand-croix,

Et conseiller d’Etat !... ton avenir !...

DURAND.

Tu crois !...

CHARLES.

Allons, mon cher Durand, j’approuve ma cousine,

Agissons vite !

DURAND.

Eh ! oui !...

À part.

Le bourreau m’assassine !...

CHARLES.

Pour hâter le succès, je commence à l’instant.

HORTENSE, à Durand.

Et nous allons sortir !... je reviens.

DURAND.

Je l’attend !

Elle rentre chez elle. Charles sort par le fond.

 

 

Scène X

 

DURAND, seul

 

Au grand diable d’enfer le bonheur qui m’arrive !

Tout ce que je craignais... esclave en perspective !

Il faut solliciter, intriguer, et pourquoi ?

Pour devenir préfet ! et préfet malgré moi !

Pour quitter de Paris l’aimable et douce vie !

Pour habiter Limoge !... oui, morbleu ! la patrie

De monsieur Pourceaugnac !... et comment l’empêcher ?

Je ne gagnerais rien, non rien à me fâcher !

Monsieur finit toujours par céder à madame :

Et Charles, à qui j’en veux !... s’entend avec ma femme !

Mais c’est qu’elle est capable au moins de triompher !

Apercevant de Flins qui rentre par le fond.

Ah !

 

 

Scène XI

 

DURAND, DE FLINS

 

DE FLINS.

Durand !

DURAND, lui sautant au cou.

Mon ami !

DE FLINS.

Mais tu vas m étouffer.

DURAND.

Tais-toi...

DE FLINS.

Mais.

DURAND.

Tais-toi donc !

DE FLINS.

Est-ce qu’on nous écoute ?

DURAND.

Tu veux être placé !

DE FLINS.

Mais oui !

DURAND.

Préfet !

DE FLINS.

Sans doute !

Je n’en dors plus.

DURAND.

Va, cours, ne perds pas un moment !

Vois tes amis... Pour toi, le ministre est...

DE FLINS.

Charmant !...

Comme l’est un ministre !...

DURAND.

Eh bien ! ce matin même,

Vaque une préfecture !

DE FLINS.

Ô ciel !

DURAND.

Par stratagème

Ou par force, pour moi, ma femme veut l’avoir...

C’est Limoges !...

DE FLINS.

Vraiment !...

DURAND.

Je ne dois pas te voir,

Je ne t’ai pas vu...

DE FLINS.

Non !...

DURAND.

Mais il faut que tu partes !

DE FLINS.

Oui !

DURAND.

Ma femme, en secret, fait un château de cartes,

Et pour le renverser je soufflerai dessus.

DE FLINS.

Oui, soufflons !...

DURAND.

Fais le tien !...

DE FLINS.

Leurs vœux seront déçus !...

Et c’est moi...

DURAND.

Mais surtout cachons bien notre ligue !

Sois adroit, sois discret !... va, cours, agis, intrigue...

Tandis qu’Hortense et Charles iront solliciter,

Je te dirai leurs plans pour les faire avorter !

DE FLINS.

Oui !... Durand, mon ami... j’en pleure !... quel service !

Ah ! comment reconnaître un pareil sacrifice !

DURAND.

Tu ne l’aurais pas fait !

DE FLINS, s’oubliant.

Non !... c’est-à-dire !... enfin

Je tiens une vacance !...

DURAND.

Il faut jouer au fin.

Mais on vient... sauve-toi... va-t’en !...

DE FLINS.

Ah ! c’est ma fille !

Nous devions ce matin visiter sa famille...

Je l’ai fait prévenir !...

 

 

Scène XII

 

JENNY, DURAND, DE FLINS

 

JENNY.

Mon père, me voici,

Je suis prête.

DE FLINS.

Plus tard.

DURAND.

Va-t’en !...

De Flins sort. Retenant Jenny.

Restez ici.

Ma femme !

 

 

Scène XIII

 

JENNY, DURAND, HORTENSE

 

HORTENSE.

Mon ami, je sors...

Apercevant Jenny.

Mademoiselle...

DURAND.

Son père avait promis de sortir avec elle,

Il ne vient pas... hein ?...

Il lui fait signe.

JENNY.

Non.

HORTENSE.

Mais il ne peut tarder,

Ce bon de Flins !

Bas à Durand.

Du père il faut bien se garder !

DURAND.

Parbleu !

HORTENSE.

Car c’est un homme ambitieux, avide,

Et qui serait pour nous un concurrent perfide !

Trompons-le bien !

DURAND.

Parbleu !...

JENNY.

Que disent-ils tout bas ?

Un domestique paraît.

HORTENSE.

Ma voiture !...

À Jenny.

Avec moi, je ne t’emmène pas...

Ton père va l’entrer... il faut qu’il te promène,

Beaucoup...

Bas à Durand.

Pendant ce temps au moins, je suis certaine

De ne pas le trouver courant sur mon chemin.

DURAND.

Très bien !

HORTENSE.

Bonjour, mon ange...

Bas à Durand.

Au faubourg Saint-Germain,

Pour des noms influents, je vais d’abord me rendre...

Et toi, de ton côté...

Durand la reconduit jusqu’au fond, en parlant bas.

JENNY, à part.

Je n’y puis rien comprendre !

Elle sort.

DURAND, à Hortense qui sort.

J’y cours !...

 

 

Scène XIV

 

DURAND, seul

 

Il revient en scène, et tirant sa montre.

Ah ! je respire !... et je vais, libre, heureux,

Au cercle où l’on m’attend, passer une heure ou deux.

Il sort.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

JENNY, ensuite CHARLES

 

JENNY, seule, entrant par la droite.

Il monte... je l’ai vu, là-bas, de la fenêtre...

S’il a su mon retour, il vient pour moi peut-être !...

Oh ! c’est lui... c’est bien lui... le cœur ne trompe pas !...

Je le reconnaîtrais au seul bruit de ses pas !...

Tout enfant que j’étais, il me trouvait jolie...

Il me flattait un peu, mais...

CHARLES, entrant sans la voir, par le fond.

Ma lettre est partie !

Mais, me répondra-t-elle !... eh ! n’ai-je pas surpris

Un secret embarras dans ses yeux attendris...

Je suis aimé !... j’en crois et son trouble et moi-même !...

JENNY, à part.

Il ne me voit donc pas !...

CHARLES.

C’est un moyen extrême

Pour la revoir.

Apercevant Jenny.

Ah !...

JENNY, effrayée.

Ah !...

CHARLES.

Mademoiselle !...

JENNY.

Enfin !

Il me voit.

CHARLES.

Vous ici !...

JENNY.

Mais depuis ce matin.

Singulière maison !... je n’entends plus personne,

Tout le monde est sorti... mon père m’abandonne...

Et pour vous recevoir je suis seule à présent...

Mais je ne m’en plains pas.

CHARLES, à part.

Seule !... il serait plaisant

Qu’Eugénie arrivât par un hasard propice.

Le hasard aux amants rend quelquefois service.

JENNY, se rapprochant.

C’était monsieur Durand que vous cherchiez ?...

CHARLES, distrait.

Oui... non...

Flatté d’une rencontre...

JENNY.

Ah ! vous êtes si bon !

Vous m’avez reconnue !...

CHARLES.

Oui...

À part.

Quelqu’un... si c’est elle !...

JENNY.

Vous dites, Monsieur...

CHARLES, la regardant.

Mais... je dis... Mademoiselle...

Vous êtes bien grandie !

Mouvement de Jenny.

 

 

Scène II

 

JENNY, DURAND, CHARLES

 

DURAND, très gaiement.

Ah ! bravo !... tous les deux !

CHARLES.

Durand !...

DURAND.

Vous déranger n’est pas ce que je veux !...

Restez... ou s’il le faut, c’est moi qui me retire !...

CHARLES.

Je ne vous comprends pas.

DURAND.

Bon !

JENNY.

Que voulez-vous dire ?

DURAND.

Bien ! pourquoi donc rougir ?... on sait votre secret...

J’ai moi-même à de Flins conté certain projet :

Si Jenny vous convient... si Charles a su vous plaire...

Enfants, je vous unis !...

CHARLES.

Ciel !

DURAND.

J’en fais mon affaire !

JENNY.

Monsieur !

DURAND.

Sur ma parole on peut s’en reposer !...

Je vous unis et prends pour mes frais, un baiser !

Il embrasse Jenny.

CHARLES, bas.

Taisez-vous donc !

DURAND.

Jaloux !

JENNY.

Permettez... je vous laisse.

DURAND, la retenant.

Qu’est-ce donc ?... qu’ai-je dit qui vous chasse et vous blesse ?

N’ai-je pu deviner, au point où vous voilà,

Ce qu’enhardi par vous, Charles vous disait là ?...

Hein, cher ? en la voyant à ce point embellie...

Charles le fait taire.

JENNY.

Monsieur me disait...

DURAND.

Quoi ?

JENNY.

Qu’il me trouve grandie.

Elle fait la révérence et sort.

 

 

Scène III

 

CHARLES, DURAND

 

CHARLES, la suivant.

Mademoiselle !...

DURAND.

Ah ! bon ! voilà tout ! c’est charmant !...

Ma foi, je vous en fais, cousin, mon compliment.

CHARLES.

Quel regard !... on dirait que ce mot l’a piquée.

DURAND, riant.

La déclaration me semble un peu risquée !

CHARLES.

Mais je n’avais ici rien à lui déclarer !

DURAND.

De Flins est mon ami, vous pouvez espérer !...

Elle est jeune, elle est riche... excellent mariage !...

Si le cœur vous en dit...

CHARLES.

Eh ! morbleu ! quelle rage

De vouloir, malgré moi, me faire son époux !

DURAND.

Vous l’aimez.

CHARLES.

Non...

DURAND.

Si !

CHARLES.

Non !...

DURAND.

Vous l’avez dit.

CHARLES.

Qui ?

DURAND.

Vous !

CHARLES.

Quand ?

DURAND.

Ce matin.

CHARLES.

Où donc ?

DURAND.

Au cercle d’où j’arrive.

CHARLES.

Au cercle !...

DURAND.

J’étais là, bon et joyeux convive,

Au déjeuner qu’Albert nous payait aujourd’hui,

Et digne de Potel, s’il n’était pas de lui.

Le champagne en moussant nous réjouissait l’âme !

On oubliait ses maux, ses ennuis et sa femme,

Nous étions tous garçons !... et chacun à son tour,

J’était sur le tapis les nouvelles du jour :

C’était un feu croisé de joyeuses folies,

De propos médisants, de bonnes calomnies...

Une épouse en révolte... un mari... chagriné...

Un duel... une fugue... un lion enchaîné...

On vous nomme !... Vernois, votre ami le plus tendre,

Sourit... nous le pressons... il ne peut se défendre...

Et le verre à la main... sous le sceau du secret...

Nous étions vingt... c’est moi qui suis le plus discret...

Il nous compte que vous, l’indifférence même,

Vous avez le cœur pris, que sans doute on vous aime,

Mais de loin... et qu’alors risquant le billet doux,

Vous courez plein d’espoir après un rendez-vous...

Et tous, à ce récit que le rire accompagne,

Ont fait pour vous des vœux... arrosés de Champagne !

CHARLES.

Quelle indiscrétion !

DURAND.

J’arrive, je vous vois

Près d’une belle enfant... qui vous aime !... et ma foi !

Je suppose...

CHARLES.

Très mal ! je n’en fais pas mystère,

J’aimais son esprit vif, son charmant caractère,

De ce dépit naïf qu’elle montre en sortant,

Je me sens tout ému.

DURAND.

Voyez-vous !

CHARLES.

Et pourtant,

Je ne la cherchais pas !...

DURAND.

Vraiment ce n’est pas elle !...

Mais alors quelle est donc cette beauté cruelle !...

Voyons, nommez-la-moi !...

CHARLES.

Je m’en garderai bien !...

DURAND.

À vos billets d’amour elle a répondu ?...

CHARLES.

Rien !

DURAND.

Mais votre rendez-vous ?...

CHARLES.

Eh ! je l’attends encore !...

DURAND

A-t-elle... par bonheur... un mari ?...

CHARLES, sérieusement.

Je l’ignore.

DURAND, riant.

Mauvais sujet !

CHARLES.

Mais vous... pourquoi rentrer sitôt ?...

DURAND.

Je vous gêne !

CHARLES.

Limoge...

DURAND.

Ah ! j’oubliais !... un mot...

Puisque, brûlant d’un feu plus ou moins légitime,

Vous poursuivez le cœur d’une belle anonyme...

Mettez-y votre temps, mon cher, là... tout à fait...

Sans le perdre à courir pour me créer préfet.

CHARLES.

Tout mon temps est à vous !...

DURAND.

Mais l’amour le réclame !

CHARLES.

Je conspire avec joie !

DURAND.

Oh ! pour plaire à ma femme !...

CHARLES.

À votre femme !... soit !... tout marche bien, je crois...

Et je tiens au succès !...

DURAND, à part.

Tu me le paieras, toi !

 

 

Scène IV

 

CHARLES, DURAND, HORTENSE, entrant très agitée

 

CHARLES.

Ma cousine !

DURAND.

Quel trouble !

CHARLES.

Eh bien ?

HORTENSE.

Je suis trahie !

CHARLES.

Ciel ! une trahison ?

HORTENSE.

Incroyable, inouïe.

DURAND.

Ah ! bah !

CHARLES.

C’est impossible !...

DURAND.

On sait...

HORTENSE.

Un inconnu

Partout où j’arrivais était déjà venu.

Chacun, en me voyant, montrait sur son visage

Certain air d’embarras et de mauvais présage.

Les uns semblaient me plaindre, et d’autres se troubler...

Ailleurs, sans me répondre, on me laissait parler...

Mais la sœur d’un commis, avec moi plus sincère,

M’a dit : « Je ne sais plus que penser de mon frère,

« Car de cette vacance il vient d’être informé

« Par un solliciteur, qu’il ne m’a pas nommé...

« Ensemble ils sont partis. » Sans savoir que résoudre,

J’ai pâli... j’ai tremblé... c’était un coup de foudre !...

DURAND.

J’en tombe à la renverse !

CHARLES.

Et vous ne savez pas...

HORTENSE.

En sortant, j’ai trouvé la baronne à deux pas...

J’ai fait près de la sienne arrêter ma voilure.

Elle était furieuse aussi de l’aventure...

Une démission qu’elle nous réservait !

Un secret que, hors nous, personne ne savait !

Qui nous a pu trahir ?

DURAND, avec empressement.

Assieds-toi donc, ma bonne.

HORTENSE.

Charles, ce n’est pas vous ?...

CHARLES.

Moi !

DURAND.

Bien sûr !

CHARLES.

Je m’étonne

D’un doute qui m’afflige !

HORTENSE.

Ah ! pardon !...

Regardant son mari.

Mais alors...

DURAND, vivement.

C’est affreux !...

À part.

Je me sens trembler de tout mon corps !...

HORTENSE.

C’est une chose indigne et dont je suis outrée,

Que de ces hauts emplois on fasse la curée !

DURAND.

Eh bien ! restons-en là, tu m’y vois résigné !

HORTENSE.

Que dis-tu ?

CHARLES.

Mon cousin !

DURAND.

Oui, je suis indigné...

Comme toi !

HORTENSE.

Comme moi montre donc du courage !

On peut à ce rival disputer l’avantage !

Reculer devant lui, c’est une lâcheté !

S’il faut lutter, luttons ! du cœur, de la fierté

Sois homme !

DURAND.

Je veux bien.

HORTENSE.

La baronne fidèle,

Pour nous rendre l’espoir, nous rallie autour d’elle.

Quel feu ! quel dévouement pour nous deux... pour nous trois !...

CHARLES.

Je la verrai !

HORTENSE.

Sans doute...

À Durand.

Elle appuiera tes droits

Près de cinq députés...

CHARLES.

Êtes-vous sûr du vôtre ?

HORTENSE.

Il nous doit bien sa voix... nous lui donnons la nôtre.

C’est un parleur adroit et qui règle toujours,

Sur le soleil levant, sa montre et ses discours.

Tu l’as vu, tu reviens ?...

DURAND, étourdiment.

Du cercle...

Se reprenant.

Il en est membre,

Je croyais l’y trouver... il était à la Chambre !

HORTENSE.

Mais ce soir...

DURAND.

Oh ! ce soir je vais à l’Opéra...

HORTENSE.

Quoi !...

DURAND.

Plus d’un homme en place à coup sûr y sera.

Je parlerai.

HORTENSE.

Demain, j’aurai ta matinée ?

DURAND.

Demain, à Chantilly je passe la journée,

Pour les courses.

HORTENSE.

Mais non !...

DURAND.

Je serai présenté

À... quelqu’un qu’il est bon d’avoir de son côté.

HORTENSE.

À la bonne heure !

CHARLES.

Moi, j’ai pour vous audience,

Chez le comte d’Ervet.

HORTENSE.

Une grande influence !

Le bras droit du ministre.

CHARLES.

Il m’attend aujourd’hui

À trois heures.

DURAND.

Très bien ! à trois heures... chez lui ?

CHARLES.

Oui.

DURAND.

Le comte d’Ervet ?

CHARLES.

Oui.

HORTENSE, tirant une liste.

Je m’en vais bien vite

Écrire à nos amis, leur tracer leur conduite...

J’en ai fait une liste où par ordre ils sont mis.

DURAND.

Çà ! je ne savais pas avoir autant d’amis ;

Mais j’en vois, il est vrai, que je ne connais guères...

Que je n’ai jamais vus...

HORTENSE.

Des amis nécessaires !

Il est certains moments où, pour faire un succès,

On en grossit le nombre, et l’on élague après.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur de Flins !

Mouvement ; ils baissent la voix.

HORTENSE.

Eh ! mais... ce rival invisible !

CHARLES.

Le père de Jenny !

DURAND.

L’inconnu !

HORTENSE.

C’est possible !

Il faut l’observer.

DURAND, à part.

Diable !

Il va au-devant de De Flins.

 

 

Scène V

 

CHARLES, DURAND, HORTENSE, DE FLINS

 

DE FLINS, ne voyant que Durand.

Eh bien ? mon cher...

DURAND, vivement.

Voici

Ma femme !

HORTENSE.

Cher Monsieur, d’où venez-vous ainsi ?

Vous deviez près de nous rejoindre votre fille,

Pour visiter Paris et revoir sa famille...

Elle vous attendait... on ne vous a pas vu.

DURAND, lui faisant signe.

Nous en cherchons la cause.

DE FLINS.

Un obstacle imprévu...

Eh ! bonjour, monsieur Charles.

HORTESSE.

Alors, c’est vous, peut-être,

Qu’au faubourg Saint-Germain j’avais cru reconnaître ?

DURAND, lui faisant signe que non.

Comme un solliciteur.

DE FLINS.

Oh ! je viens du Marais.

HORTENSE.

Mais à midi, je crois...

Signes de Durand.

DE FLINS.

À midi, je courais

Chez un juge qui garde, à la place Royale,

De ses antiques mœurs l’austérité légale.

DURAND.

Cependant...

Bas aux autres.

Attendez, je vais l’embarrasser...

À de Flins.

Tu m’as dit ce matin que tu devais passer

Chez un commis puissant qui, près du ministère,

Loge en un riche hôtel sa vertu moins austère.

DE FLINS.

J’y vais ce soir.

Durand l’approuve.

HORTENSE.

Ce soir...

DURAND, bas aux autres.

Il a l’air assez franc,

N’est-ce pas ?

HORTENSE.

Vous n’avez rien appris eu courant ?

DURAND, faisant signe.

Rien ?

DE FLINS.

Non, rien...

HORTENSE.

Pas de place à donner ?

DE FLINS.

Je l’ignore,

Je viens chercher Jenny, qui doit m’attendre encore.

Elle est prête, je pense, et nous sortons tous deux.

Belle dame !... au revoir, Messieurs.

Il sort par la droite.

DURAND, bas.

C’est très heureux !

Il ne sait rien du tout !

CHARLES.

Ce n’est pas le coupable.

HORTENSE.

Ah ! son ambition n’est pas très redoutable.

Je vais écrire, adieu !

CHARLES.

J’ai dans cette maison

Quelqu’un à voir pour vous.

DURAND.

C’est trop de peine !

CHARLES.

Non.

À part.

Je rentre, en descendant, si la réponse est bonne.

Je saurai bien enfla retrouver la baronne.

HORTENSE, au moment de sortir.

Et le comte d’Ervet, n’allez pas l’oublier !

DURAND.

À trois heures !...

CHARLES.

Chez lui je serai le premier.

Hortense rentre chez elle. Charles sort.

 

 

Scène VI

 

DE FLINS, DURAND

 

Durand va ouvrir la porte par laquelle de Flins est sorti.

DURAND.

De Flins !

DE FLINS.

Te voilà seul !

DURAND.

Eh bien !

DE FLINS.

Eh bien ! j’avance.

On m’a de toute part donné de l’espérance.

Dans les bureaux, mon cher, ils m’ont tous reconnu !

« De Flins ! monsieur de Flins !... le voilà revenu !

« Nous avons donc quelqu’un de mort !... »

DURAND.

Chez un ministre,

Ton retour en effet te donne l’air sinistre.

C’est une place à prendre !... et tu devrais porter

Un crêpe à ton chapeau... tu viens pour hériter !

DE FLINS.

C’est mon bien, c’est mon droit qu’en vain l’on me dispute.

S’il faut lutter encor, je soutiendrai la lutte.

DURAND.

Bravo ! comme chez nous.

DE FLINS.

J’ai vu mes amis... tous !...

DURAND.

Tu les connais ?

DE FLINS.

Très bien !

DURAND.

Ah ! c’est mieux que chez nous.

DE FLINS.

Pour mettre à leurs efforts du zèle et de l’ensemble,

Dans un beau déjeuner, demain, je les rassemble.

DURAND.

Oui, comme nos dîners !... as-tu, de ton côté,

Des pairs ?...

DE FLINS.

J’en ai vu cinq !

DURAND.

Quelque bon député ?...

DE FLINS.

J’en ai vu dix !

DURAND.

Déjà ! quelle locomotive !...

DE FLINS.

Ah ! ah ! c’est que j’avais Limoge en perspective !

Pour agir, me pousser, prendre un poste d’assaut,

Un point d’appui, mon cher, c’est tout ce qu’il me faut.

Quand j’y suis cramponné, pour peu qu’on me seconde,

Il me semble qu’alors, je remuerais le monde !

DURAND.

Comme ma femme !

DE FLINS.

Bah ! ta femme est un enfant !...

Avec sa perfidie et son air triomphant,

Je la jouerais vingt fois !... chez un ami fidèle,

J’ai failli me trouver face à face avec elle !...

DURAND.

Diable !

DE FLINS.

Après moi toujours elle arrivait trop tard !

DURAND.

C’est charmant !... mais, mon cher, crains tout de notre part !

Nous voulons aujourd’hui ressaisir l’avantage.

Il te faut redoubler de ruse et de courage !

DE FLINS.

Sois tranquille !

DURAND.

Surtout, garde lu>n le secret !

DE FLINS.

J’en réponds !

DURAND.

Mais j’y pense... et le comte d’Ervet,

Factotum du ministre, et, je crois, son beau-frère.

DE FLINS.

On obtient tout par lui... je ne le connais guère.

DURAND.

Mais nous le connaissons, Charles est bien avec lui,

Il doit en ma faveur lui parler aujourd’hui...

À trois heures...

DE FLINS.

Je sais... l’audience ordinaire...

S’il le voit le premier, je n’ai plus rien à faire,

Tout est perdu !

DURAND.

Mais non, il faut le prévenir.

DE FLINS.

Et comment ?... attends donc... je crois me souvenir...

 Le comte, m’a-t-on dit, a pour amie intime,

La femme d’un commis, que pour cause il estime,

Qu’il a fait sous-chef, chef... qui doit encor monter...

 C’est par lui que demain je me fais présenter.

DURAND.

Par ce pauvre mari ?...

DE FLINS.

Par sa femme peut-être !...

DURAND.

Comme un solliciteur doit tout voir, tout connaître !

DE FLINS.

Empêchons aujourd’hui Charles d’aller par là.

DURAND.

C’est parfait !... mais comment ? que faire pour cela ?

Voyons, cherche un moyen, toi, profond politique...

André paraît au fond.

Mais quel est ce garçon ?...

 

 

Scène VII

 

DE FLINS, DURAND, ANDRÉ

 

DE FLINS.

André, mon domestique...

Il revient de porter trente lettres au moins.

À André.

Avance !...

À Durand.

Tu permets ?

DURAND, frappé d’une idée.

Ah !... mon cher, à ses soins,

À sa discrétion, à son intelligence,

Peut-on se confier ?

DE FLINS.

Oui... Qu’est-ce donc ?

DURAND.

Silence !

ANDRÉ, remettant les lettres à de Flins.

À vos lettres, Monsieur, chacun a répondu.

Dieu ! que Paris est grand ! ma foi, je suis rendu,

Je vais me reposer.

DURAND, le retenant.

Non, pas encore...

DE FLINS.

Écoute !

DURAND.

Personne autour de moi, ne te connaît sans doute...

Monsieur Charles Saulieu revient dans un moment.

DE FLINS.

Saulieu !

ANDRÉ.

J’entends.

DURAND.

Approche alors discrètement,

Et dis-lui...

DE FLINS.

Retiens bien ce qu’il faut que tu dises !

DURAND.

Près du Jardin d’hiver, à trois heures précises,

Un coupé jaune clair, à chevaux bai foncé,

Doit passer lentement, et le store baissé.

ANDRÉ.

Voilà tout ?

DURAND.

Voilà tout.

DE FLINS.

Voilà tout !

ANDRÉ.

À trois heures ?...

Il remonte.

DURAND.

Précises !

DE FLINS.

Je comprends ; la ruse est des meilleures !...

DURAND.

Au rendez-vous qu’il veut, aisément il croira.

DE FLINS.

Sera-t-il assez sot ?...

DURAND.

L’amour y pourvoira !

Toi, va trouver ta fille, et m’attendre près d’elle.

Vous sortirez ensemble.

DE FLINS.

Oui, la journée est belle,

On va se promener, voilà !

CHARLES, en dehors.

Chez elle... bon !

DURAND.

C’est Charles !

DE FLINS.

Je m’en vais !

Il sort par la droite.

ANDRÉ.

Monsieur...

DURAND.

Attention !

 

 

Scène VIII

 

ANDRÉ, DURAND, CHARLES

 

CHARLES, gagnant la gauche.

Ah ! Durand... ma cousine, elle est...

DURAND.

Elle est sortie.

CHARLES.

J’aurais voulu la voir !

DURAND.

Cela vous contrarie,

J’en suis fâché... Tenez, ce garçon, à l’instant,

Vous demandait.

CHARLES.

Moi ?...

DURAND.

Vous... il fait l’homme important !

ANDRÉ, s’approchant.

Monsieur Charles Saulieu.

DURAND.

C’est ici qu’on l’envoie,

Je l’envoyais chez vous.

Il s’assied sur la causeuse.

ANDRÉ, à demi-voix.

Monsieur, que j’ai de joie

De vous trouver enfin !...

CHARLES, à Durand.

Vous permettez, mon cher ?...

DURAND, lisant un journal.

Faites donc.

CHARLES, à André.

Eh bien ! quoi ?

ANDRÉ, baissant la voix.

Dans un coupé bai clair...

Chevaux jaune foncé... l’on vous attend... les stores

Baissés...

CHARLES, bas.

Chut !... et qui donc !

Embarras d’André.

Est-ce que tu l’ignores ?

ANDRÉ.

Je dois l’ignorer ?... mais on vous attend... au pas...

Près du Jardin d’hiver.

CHARLES, à part.

Je ne m’abusais pas !...

La réponse à ma lettre !

ANDRÉ.

À trois heures.

CHARLES.

Et vite !

J’y cours.

DURAND, d’un air d’indifférence.

Ah ! vous sortez ?

CHARLES.

À regret je vous quitte...

J’ai quelqu’un à revoir... pour vous.

DURAND.

Toujours pour moi !

Merci !...

Le domestique sort sur un signe de Durand.

CHARLES, s’arrêtant, et à part.

Mais chez le comte !... à trois heures !... ma foi !

Qu’il attende ! à l’amour je dois la préférence.

Le rendez-vous d’abord... ensuite l’audience !

Il sort eu courant.

 

 

Scène IX

 

DURAND, seul

 

Se levant très gaiement.

Je le tiens ! je me venge !... Ah ! nous verrons, morbleu !

Si je serai placé malgré moi ! c’est un jeu

Qui me plaît, qui m’amuse ! une bonne folie !...

Je triche contre nous pour gagner la partie,

Faisant moi-même feu sur mes propres soldats !

Je trahis mon parti, mais je ne me vends pas...

Au contraire !

 

 

Scène X

 

HORTENSE, LA BARONNE, DURAND

 

HORTENSE, sortant de sa chambre avec la baronne.

Eh ! viens donc, ma chère ! parle vite !

J’attendais en tremblant un mot ou ta visite.

LA BARONNE.

De grâce, écoute-moi !

HORTENSE, à Durand.

Je croyais Charles ici !...

LA BARONNE.

Grand Dieu !

HORTENSE.

Qu’as-tu ?

LA BARONNE.

Moi ! rien.

DURAND.

Je le croyais aussi,

Je ne l’ai pas revu !...

À part.

Je mens avec délice !...

LA BARONNE, à Hortense.

Ah ! tant mieux !

À Durand.

Vous voyez, je suis votre complice,

Et je viens en amie intriguer avec vous...

Bas à Hortense.

Et causer avec toi !

DURAND.

Tant de bonté pour nous !

LA BARONNE.

On ne te trompait pas... Un perfide adversaire

A surpris le secret, et jusqu’au ministère,

Enveloppé de ruse, il se glisse eu rampant.

HORTENSE.

C’est un fort méchant homme !

LA BARONNE.

Un sournois !

DURAND.

Un serpent !

LA BARONNE.

Mais vous allez écrire au ministre une lettre

Qu’à la Chambre, à son banc, on lui fera remettre.

DURAND.

Pourquoi ?

LA BARONNE.

Pour vous poser le premier, franchement,

Et lui bien rappeler sa promesse !

HORTENSE.

Autrement,

De les intentions il douterait peut-être.

LA BARONNE.

Écrivez tout de suite, et faites-les connaître.

DURAND, passant à droite.

C’est juste !... j’écrirai... là, dans mon cabinet.

HORTENSE.

Mais, Charles ! où donc est-il ?

DURAND.

Chez le comte d’Ervet !

Il rentre chez lui.

 

 

Scène XI

 

HORTENSE, LA BARONNE

 

LA BARONNE, effrayée.

Oh ! qu’il ne vienne pas !

HORTENSE.

Et cependant...

LA BARONNE.

Ma chère,

Je suis seule avec toi... c’est un très grand mystère...

De ton cousin d’abord je venais le parler.

Tu me vois dans un trouble !

HORTENSE.

Ah ! tu me fais trembler.

LA BARONNE, tirant une lettre d’une enveloppe.

Tiens, lis.

HORTENSE, lisant.

« La femme adorée qui fut l’amie de mon enfance, qui me permit si souvent de lui dire que je l’aimais, peut-elle s’effrayer de cet amour auquel elle a daigné sourire et qui est mon seul bonheur ! »

C’est tendre !

LA BARONNE, tout en déchirant l’enveloppe.

Va !

HORTENSE, lisant.

« J’attends comme une grâce que je paierais de mon sang, la permission de me jeter à ses pieds, et de lui jurer une tendresse, que le temps et l’absence ne sauraient éteindre ans mon cœur.

Elles se regardent, Hortense continue.

Un instant, a un seul, loin des regards jaloux de ce mari que j’ai le droit de haïr. »

« Charles. »

LA BARONNE.

Tu vois combien il m’aime !

HORTENSE.

Je le savais.

LA BARONNE.

Quoi ! Charles...

HORTENSE.

Eh ! oui, Charles et toi-même...

Mon Dieu ! tout vous trahit, jusqu’à votre air discret.

L’amour est maladroit à cacher son secret.

Tu l’aimais autrefois, si j’ai bonne mémoire...

Et tu l’aimes encore !

LA BARONNE.

Oh ! ne va pas le croire !

Bien jeune, près de toi je venais chaque jour.

Il me parlait tout bas de son premier amour,

Et j’y prenais plaisir... on n’est pas insensible !

Mais, nous rêvions tous deux un bonheur impossible.

Il lui faut une dot... et je n’en avais pas.

Après un long voyage, à son retour, hélas !

Quel fut son désespoir de me voir mariée !...

Mais l’âge de l’époux, à qui j’étais liée,

Le calma... le flatta de quelqu’autre bonheur.

Dès que je le compris, son amour me fit peur,

Car de ne plus l’aimer je n’étais pas trop sûre !

Heureuse pour abri d’avoir ma préfecture !

Et j’espérais que Charles aurait, de son côté,

Guéri son pauvre cœur... mais c’est un entêté !

Tu vois, malgré l’absence, il m’est resté fidèle ;

Je tombe justement sur un amant modèle !

Mon Dieu ! je lui pardonne, et tout bas, je conviens

Que, dans le fond du cœur, cela me fait du bien.

Voilà ce qui m’effraie.

HORTENSE.

Et que prétends-tu faire ?

Pauvre jeune homme ! il faut lui répondre.

LA BARONNE.

Au contraire !

Je me fâcherais mal, la main me tremblerait,

Il ne me croirait pas. Mais toi seule, en secret,

Tiens, remets-lui sa lettre... à tort décachetée...

Et gronde-le bien fort... fais-moi bien irritée...

Dis-lui que mon mari veut toujours mon bonheur,

Que je l’aime beaucoup... mon mari ! que l’honneur,

Si de son fol amour il voulait me poursuivre,

Me fermerait le monde, où pourtant je veux vivre !

Et mon pauvre baron, s’il allait soupçonner

Qu’un autre... peut... ah ! tiens ! je me sens frissonner !

Dis-lui qu’il doit me fuir, que je veux qu’il m’oublie,

Que je le haïrais !... Enfin... je t’en supplie,

Arrange tout cela... sans le trop alarmer,

Car ce n’est pas un crime, après tout, que m’aimer !

HORTENSE.

Sois tranquille ! sur lui j’eus toujours quelqu’empire ;

On veut qu’il se marie, et moi je le désire,

Je l’y déciderai.

LA BARONNE.

Tu crois ?

HORTENSE.

Assurément.

Charles est un bon parti, riche, placé...

LA BARONNE.

Charmant !

Il te résistera, je le crains, je l’espère...

Mais je compte sur toi !

HORTENSE.

Comme sur toi, ma chère,

Nous comptons aujourd’hui !...

On entend sonner très fort.

 

 

Scène XII

 

HORTENSE, LA BARONNE, DURAND, ensuite JOSEPH, enfin DE FLINS, JENNY

 

DURAND, entrant une lettre à la main.

Joseph !

HORTENSE.

Qu’est-ce ?

DURAND.

Ah ! pardon !

Je fais partir Joseph pour la Chambre...

À Joseph, qui entre par le fond.

Eh ! viens donc !...

HORTENSE.

Bien ! la lettre est écrite.

DURAND, la montrant.

Écrite et cachetée...

Vois ! il faut qu’à l’instant au ministre portée...

Il la tend à Joseph. De Flins paraît.

HORTENSE, la prenant vivement.

Ciel ! de Flins !

DURAND, à sa femme.

Ah ! mon Dieu ! rends-moi...

DE FLINS, rentrant avec Jenny.

Jusqu’à ce soir,

Je vous reprends Jenny, madame... je veux voir

Si Paris, où ses vœux nous ramenaient sans cesse,

Ne pourrait pas un peu dissiper sa tristesse.

Elle était là, rêveuse et des pleurs dans les yeux.

LA BARONNE.

Ah ! cette chère enfant !

HORTENSE.

Vous sortez tous les deux...

JENNY.

Hélas ! j’aurais mieux fait de rester dans le Maine,

Paris est bien trompeur !

DE FLINS.

Demain je la remmène.

LA BARONNE, passant à Jenny.

De Paris, mon enfant, parlez donc un peu mieux,

On s’y fait !

HORTENSE, bas.

Elle est bien, elle est riche... et je veux

Entre elle et mon cousin, tenter un mariage.

LA BARONNE, vivement, de même.

Ah !... s’ils ne s’aiment pas !

HORTENSE.

Si fait... puis à leur âge !...

LA BARONNE, s’éloignant de Jenny.

Au fait... oui...

Se contraignant.

Mais, pardon !... ma voiture est en bas ;

Ma chère Hortense, adieu...

À Durand.

Donnez-moi votre bras.

DURAND, à Hortense.

Fais partir ma lettre !

HORTENSE.

Oui !

Durand emmène la baronne et donne à la dérobée une poignée de main à de Flins.

DE FLINS, prenant congé.

Madame !

HORTENSE, à Jenny.

Adieu, ma belle.

DE FLINS.

Je vais la promener.

HORTENSE.

Restez toujours près d’elle.

DE FLINS.

Toujours !

Il sort avec Jenny.

 

 

Scène XIII

 

HORTENSE, DURAND, JOSEPH

 

HORTENSE, à Joseph qui s’approche.

Attends un peu !... Durand est si léger !...

Je crains qu’il n’ait pas dit...

Posant la lettre que la baronne lui a remise, sur la table à gauche, et ouvrant la lettre de Durand.

L’enveloppe à changer...

Lisant.

« Monsieur le ministre. » Hein ? quelle est cette écriture !

Mais ce n’est pas la sienne... et cette signature...

« De Flins !... »

Elle parcourt vite. Rentrée de Durand.

DURAND, à Joseph.

Tu ne pars pas !...

HORTENSE, lisant à part.

Que veut dire ceci ?

JOSEPH, montrant Hortense.

J’attends.

HORTENSE, vivement à Joseph.

Sortez !... Sortez !...

Joseph sort.

 

 

Scène XIV

 

HORTENSE, DURAND

 

DURAND.

Ma lettre !...

HORTENSE.

La voici !

DURAND.

Ah ! bah ! tu l’as ouverte !

HORTENSE.

Et je viens de la lire.

DURAND.

Adieu, je suis pressé.

HORTENSE, le retenant.

Reste ! tu vas me dire

Pourquoi... car je m’y perds !... par un autre que toi,

Cette lettre au ministre est écrite !... Pourquoi

C’est de Flins, ton ami... ton rival... qui la signe !...

DURAND.

Comment ! tu crois... que c’est...

Elle lui montre la lettre, il part d’un éclat de rire.

Ah ! ma foi !

HORTENSE.

C’est indigne !

Quand je cherchais l’auteur de cette trahison,

Il était là, chez moi ! mais pour quelle raison ?

Je sais tout !

DURAND.

Tu sais tout... j’aurai de la franchise.

Mais plus tard...

Il va pour sortir.

HORTENSE, le retenant.

Parle, dis...

DURAND.

Que veux-tu que je dise ?...

Que j’ai blâmé tes plans et trahi tes secrets !...

Que j’ai lancé de Flins à travers tes projets !...

Je me réjouissais de voir, à même chance,

Vos deux ambitions se faire concurrence,

Courir le même lièvre !... et je trouvais piquant,

Moi, pour qui l’on se bat, d’être juge du camp.

HORTENSE.

Monsieur !...

DURAND.

Vous allez bien !... à chacun son mérite :

Ton coup d’œil est plus prompt, mais de Flins court plus vite !

HORTENSE.

Cessons de plaisanter !

DURAND.

Je ne plaisante point !

HORTENSE.

Mais il fallait alors l’expliquer sur ce point.

DURAND.

Oui, pour avoir des pleurs, des scènes de ménage !

HORTENSE.

On soutient son avis quand on a du courage !

DURAND.

Mais quand on n’en a pas ?

HORTENSE, s’attendrissant.

Ah ! Monsieur, c’est bien mal !

Mais quels torts sont les miens ! Par quel oubli fatal

Ai-je perdu mes droits à votre confiance ?

DURAND.

Ah ! bien !...

HORTENSE.

Ai-je abusé de ce peu de puissance

Que l’amour... je l’ai cru !... me laissait conquérir ?

Quel malheur... quel danger vous ai-je fait courir ?

DURAND.

Qui ? toi !

HORTENSE.

Non, non, pour vous j’étais ambitieuse !

Quand vous restiez oisif, moi j’agissais... heureuse

D’arracher votre nom à son obscurité !

DURAND.

Trop bonne !

HORTENSE.

C’est pour vous que j’ai de la fierté !

Je vous fais des amis dont la main vous protège !

Dès qu’un poste est vacant, pour vous j’en fais le siège !

Pourquoi non ? tant de gens arrivent en haut lieu,

Qui ne vous valent pas !

DURAND.

C’est mon avis, parbleu !

La médiocrité n’est pas ce qui nous manque.

De son peu d’influence on fait partout la banque,

On escompte sa voix, ses votes, ses amis :

Un poste est occupé, qu’il est déjà promis !

Bien d’autres, je le sais, tendant leurs mains rapaces,

De ministre en ministre iront gueuser des places ;

Mais l’un a du talent, l’autre croit en avoir,

Et moi je n’en ai pas !... l’un n’a pas d’autre espoir

Que de prendre au budget ce que Dieu lui refuse ;

Cet autre, s’il mendie, a du moins pour excuse

Quelque fils à placer... sa fille à marier...

Moi, qui n’ai pas l’esprit d’avoir un héritier,

Qui suis riche, à quoi bon m’en aller de la sorte,

Livrant aux quolibets le nom pur que je porte,

À quelque ambitieux disputer sottement

Le plaisir de trôner dans un département ?

Ô mon bien ! mon trésor ! ma chère indépendance,

Qu’on t’appelle folie, ou paresse, ou prudence,

N’importe !... je te tiens, je te garde, et j’entends

Rester heureux et libre à la barbe des gens !

HORTENSE.

Vous n’avez pas de cœur !

DURAND, tendrement.

Tu sais bien le contraire !

HORTENSE.

Quand on aurait un rang, un titre !

DURAND.

Pourquoi faire ?

HORTENSE.

Pour monter aux honneurs ! pour anoblir son nom !

Voyez, vous n’avez pas seulement un cordon

À votre boutonnière !

DURAND.

On y met une rose...

C’est la même couleur, presque la même chose.

HORTENSE.

Mais tu ne sens donc pas ce qui m’a fait vingt fois

Briser mon éventail de dépit, sous mes doigts,

Lorsque dans ces salons ouverts par la noblesse,

Où j’ai plus d’une amie, ou baronne ou comtesse,

Parmi tous ces grands noms qui frappent en entrant,

On annonce : monsieur et madame Durand !

DURAND.

Ta vanité serait, ma foi ! bien avancée :

Quand, à battants ouverts, tu serais annoncée :

Madame de Durand !

HORTENSE, souriant.

Vous riez !... j’en conviens,

Je suis faible !... mais quoi !... c’est pour vous que j’y tiens.

Achevez mon ouvrage... il en est temps encore !

Je pardonne à ce prix... mais que de Flins l’ignore !

DURAND.

Tu voudrais ?...

HORTENSE.

Nos amis sont nombreux et puissants.

Écrivez au ministre, ou voyez-le !... consens !...

DURAND.

Mon repos m’est trop cher... n’insiste pas, Hortense !...

HORTENSE, avec désespoir.

Comment... par quel moyen vaincre ta résistance ?

DURAND.

Jamais !...

HORTENSE.

Ah ! c’est affreux !

DURAND.

Le bonheur...

HORTENSE, pleurant.

Laissez-moi !

Elle s’assied à droite.

DURAND, à part.

Des pleurs ! je vais faiblir si je reste !... et ma foi !...

Il va prendre son chapeau sur la table, et trouve la lettre de la baronne.

Une lettre ! à qui donc ? du cousin de ma femme !

Lisant.

« La femme adorée qui fut l’amie de mon enfance, qui me a permit si souvent de lui dire que je l’aimais... »

HORTENSE, à part.

La lettre d’Eugénie !

À Durand. Se levant.

Ah ! rendez-moi...

DURAND.

Madame !...

Lisant.

« Peut-elle s’effrayer de cet amour auquel elle a daigné sourire... »

Cette lettre... pour qui ?...

HORTENSE.

Que vous importe !...

DURAND.

Eh ! mais,

Il m’importe beaucoup !

HORTENSE, à part.

Que dit-il ?

Elle l’observe.

DURAND, lisant.

« Une tendresse que le temps et l’absence ne sauraient éteindre ! un instant, un seul... loin de ce mari... que j’ai le droit de haïr... Charles... »

HORTENSE, à part.

Si j’osais !

DURAND.

Est-ce un rêve !...

Il la regarde.

HORTENSE, jouant la confusion.

Monsieur !

DURAND.

Ce que je viens de lire,

Pour qui ?...

HORTENSE.

Rendez !...

DURAND.

Pour qui ?...

HORTENSE.

Je n’ai rien à vous dire !

DURAND, éclatant.

Mais pour qui donc ? voyez, je ne suis pas jaloux...

Je ne m’emporte pas... mais, Hortense, est-ce à vous

Que Charles ose adresser une épitre si belle ?

Lisant.

« Ce mari que j’ai le droit de haïr... »

HORTENSE.

Je n’ai pas répondu !...

DURAND.

C’est heureux ! et ce zèle

À vous complaire en tout, à servir vos projets,

À m’éloigner sans cesse !... et ses amours secrets !...

Il est au rendez-vous !... il attend !... l’imbécile !...

Mais, morbleu !...

Il s’est assis sur la causeuse à gauche. Hortense s’est levée, s’est doucement approchée de lui, et reprend de la voix la plus tendre et la plus naïve.

HORTENSE.

Maintenant, mon ami, mon Achille,

Puisque pour ne rien dire en vain j’ai combattu,

Comprends-tu cette lettre ?

DURAND.

Eh ! que trop !

HORTENSE.

Comprends-tu,

À présent qu’en tes mains le hasard l’a jetée,

Pourquoi de mes projets toujours plus entêtée.

Mais pour toi, pour toi seul... je veux, avec honneur,

Dans une préfecture abriter ton bonheur ?...

Durand la regarde avec surprise.

Lorsque d’ambition tu m’accusais sans cesse,

J’avais plus que jamais des droits à ta tendresse,

À ta reconnaissance, ingrat !... oui, chaque jour,

Des transports insensés alarmaient mon amour...

Cet amour dans mon cœur savait bien te défendre !

Mais Charles, mon cousin, est si jeune, si tendre !...

DURAND.

Ah ! mais... permets un peu...

HORTENSE, s’asseyant près de lui.

Tout me glaçait d’effroi !

Dans ce Paris que j’aime autant... et plus que toi...

Je ne puis faire un pas, sans retrouver encore

Le danger que je fuis, l’imprudent qui m’implore !...

Chez moi, je me renferme... il insiste, il revient...

Il sait que, loin d’ici, ton cercle te retient...

Son audace s’accroît, m’effraie... et par prudence

Je ne le reçois plus !...

DURAND.

Comment !

HORTENSE.

En ton absence !

Mais las de se trouver, en tiers, auprès de nous,

Il veut... pour être deux... avoir un rendez-vous...

DURAND, se levant.

Qu’il vienne !... je l’attends pour répondre à sa lettre !

HORTENSE, effrayée.

Pour faite du scandale et pour nous compromettre !

On te croirait jaloux, il se croirait aimé !

Puis, à rire de tout ton cercle accoutumé,

Jetterait dans Paris un nouveau ridicule !

DURAND.

Il n’y manquerait pas !... mais un pareil scrupule

Ne doit pas arrêter...

HORTENSE, s’appuyant sur son épaule.

Alors je me suis dit :

Nos amis sont nombreux... nous avons du crédit...

Et cette ambition que Durand toujours blâme,

Peut sauver son honneur et celui de sa femme !...

Qu’il soit loin de Paris... Préfet !...

DURAND.

Bien obligé !

C’est un moyen auquel je n’avais pas songé !...

S’il faut craindre...

HORTENSE, le retenant.

Pour toi tu connais ma tendresse,

Mais Charles est un parent, l’ami de ma jeunesse !...

Partons ! fuir le danger vaut mieux que le braver !...

On ne sait pas, vois-tu, ce qui peut arriver !

Quelque jaloux qu’on soit de garder son estime.

Le cœur peut vous glisser sur te bord de l’abîme !...

DURAND.

Mais un pareil aveu n’a rien de rassurant !...

HORTENSE, avec explosion.

J’ai besoin de partir !...

DURAND.

Ah ! c’est bien différent !...

HORTENSE.

Tu n’auras de l’emploi ni les soins, ni la peine ;

De faciles congés allégeront ta chaîne !

L’absence, en trompant Charles, aura guéri mon cœur !

Après avoir rempli ta place avec honneur,

Plus tard... qui sait ? Bientôt, nous reviendrons ensemble

Dans notre cher Paris, où maintenant je tremble...

Où je vois un danger, un piège à chaque pas,

Où je ne puis rester !

DURAND.

Tu n’y resteras pas !...

Se promenant.

Au fait, ma résistance est un enfantillage !

Une place après tout n’est pas un esclavage !

Si Paris est pour nous à ce point dangereux,

J’aime mieux être encor préfet que... malheureux !

HORTENSE.

Tu consens, tu veux bien...

DURAND.

Que faut-il que je fasse ?

HORTENSE.

Il faut voir le ministre et demander la place ;

Va toi-même à la Chambre, et parle à tes amis !...

DURAND.

J’y cours !... Pauvre de Flins, à qui j’avais promis !...

HORTENSE.

Qu’importe !

DURAND.

Qu’importe ! oui ! j’intriguerai de rage !

Malheur aux intrigants qui sont sur mon passage !...

HORTENSE.

Chacun pour soi !

DURAND, se promenant.

C’est ça ! je serai sans pitié !

Au diable la justice ! au diable l’amitié !

Je séduis, je corromps tout ce qui me résiste

Des incapacités je veux grossir la liste !

Tant pis pour le talent qu’on n’aura pas placé,

C’en est fait... je l’écrase !...

Il sort.

HORTENSE.

Ah !... le voilà lancé !

Elle rentre cher elle.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LA BARONNE, JOSEPH, puis CHARLES

 

LA BARONNE.

Allez, annoncez-moi... la baronne d’Angène.

JOSEPH.

Monsieur n’est pas chez lui... madame sort à peine...

Mais elle va rentrer.

LA BARONNE.

Bien ! je l’attends ici.

Elle s’assied à gauche.

 

 

Scène II

 

CHARLES, LA BARONNE

 

CHARLES, en dehors.

Soit ! c’est bien, j’attendrai !

Il entre son chapeau sur la tête, l’habit boutonné, l’air furieux et descend jusqu’au public. Joseph sort. La baronne a pris un livre sans voir Charles.

Je suis gelé, transi !

Deux heures sur mes pieds ! deux heures tout entières

À suivre les passants... à courir aux portières...

Comme un homme placé là-bas pour les ouvrir !...

Et rien ! personne !...

LA BARONNE, l’apercevant.

Charles !...

Elle se lève.

CHARLES.

Oh ! c’est de quoi guérir

L’amour le plus tenace ! et...

Apercevant la baronne.

Vous ici, Madame !

LA BARONNE.

Je sortais...

CHARLES, la ramenant vivement.

Je reviens, le désespoir dans l’âme !

Exact au rendez-vous que j’avais obtenu,

Près du Jardin d’hiver... c’était bien convenu...

Je guettais, en tremblant, le discret équipage

Que devait votre main m’entr’ouvrir au passage !

Trois heures ! vous savez !... c’était bien le moment !...

Dès qu’un store baissé passait plus lentement,

D’un pas précipité, qui trahissait ma joie.

J’accourais tout ému vers ce rideau de soie,

Sous lequel je rêvais mes secrètes amours !

Que j’arrêtais du geste... et qui passait toujours !...

J’ai trente fuis au moins subi la même chance ;

Et toujours ramené par la même espérance,

Quand la pluie et le froid ramenaient dans Paris

Les pâles promeneurs... de me revoir surpris...

Je restais... j’attendais sans songer à l’orage !

Seul, à la fin, la pluie a glacé mon courage ;

Du lieu fixé par vous, à regret, je descends !...

LA BARONNE.

Charles, êtes-vous bien sûr d’avoir votre bon sens ?

CHARLES.

Madame, vous savez...

LA BARONNE.

Rien du tout, je vous jure !...

CHARLES.

Que vous m’aviez promis de passer, en voiture,

À trois heures !...

LA BARONNE.

Plaît-il ?

CHARLES.

Près du Jardin d’hiver.

LA BARONNE.

Où le prenez-vous ?

CHARLES.

Quoi ! je rêve donc ?

LA BARONNE.

C’est clair !

CHARLES.

En réponse au billet que j’osai vous écrire,

Vous m’avez, ce matin, ici même, fait dire,

Par un adroit valet... de me trouver...

LA BARONNE.

Mais où ?...

CHARLES.

Près du Jardin d’hiver !...

LA BARONNE.

Allez, vous êtes fou !

CHARLES.

Je commence à le croire !

LA BARONNE.

Oui, j’ai lu votre lettre ;

Hortense, de ma part, a dû vous la remettre.

Je l’oublierai, Monsieur, c’est un tort pardonné...

Quant à ce rendez-vous... qui vous a promené...

Je ne suis pas jalouse et n’ai pas droit de l’être,

Mais, si je vous aimais, je le serais peut-être !

CHARLES.

Vous pourriez supposer qu’une autre !...

LA BARONNE.

Écoutez-moi !

Vous m’aimez, dites-vous ?

CHARLES.

Madame !

LA BARONNE.

Je vous crois !...

J’en suis émue aussi !... mais cet amour fidèle,

Si j’en voulais de vous une preuve ?...

CHARLES.

Laquelle ?

LA BARONNE.

J’en puis exiger une... et je veux la tenter...

Quoi qu’à ce même amour il en puisse coûter...

Songez, je vous en prie, au nœud qui nous sépare,

Perdez une espérance où votre cœur s’égare !

Vous êtes en faveur, Charles, près du pouvoir,

Ayez l’ambition qu’il vous sied bien d’avoir !...

CHARLES.

Je n’en ai qu’une !

LA BARONNE.

Allons, mon ami, du courage !

Obtenez une place et qu’un bon mariage...

CHARLES.

Que me demandez-vous ?

LA BARONNE.

Il le faut ! croyez-moi !

Mon repos, mon honneur vous en font une loi !

Vous me perdez !...

CHARLES.

Pour vous je donnerais ma vie !

LA BARONNE.

Non, vous serez heureux... et le bonheur oublie !...

Jenny... vous aimera...

CHARLES.

Madame !...

 

 

Scène III

 

CHARLES, HORTENSE, LA BARONNE

 

HORTENSE.

Charles ici !

Imprudent !

CHARLES.

Qu’avez-vous ?

LA BARONNE.

Pourquoi trembler ainsi ?

Tout va mal ?...

HORTENSE.

Tout va bien ! j’ai découvert le traître...

LA BARONNE.

Qui donc ?

HORTENSE.

Je vous le donne en cent pour le connaître !

Un moyen un peu vif, par le Ciel inspiré,

M’a secourue à temps... le mal est réparé...

Vous me pardonnerez plus tard mon stratagème.

CHARLES.

Moi !...

HORTENSE.

Je crains que Durand ne rentre à l’instant même,

Sortez, éloignez-vous... si vous le rencontrez,

Tout est perdu !

CHARLES.

Pourquoi ?

HORTENSE.

Plus tard vous le saurez...

Adieu !

CHARLES.

C’est une énigme !

À la baronne.

À regret je vous quitte !

LA BARONNE.

Ah ! vous m’obéirez si vous m’aimez !

HORTENSE.

Eh ! vite,

Sortez !

Durand paraît.

Il n’est plus temps !...

 

 

Scène IV

 

CHARLES, LA BARONNE, DURAND, HORTENSE

 

DURAND, à Hortense.

Je reviens, j’ai parlé.

En docile mari je me suis immolé !

Le ministre...

Apercevant la baronne.

Ah ! Madame !

Il aperçoit Charles.

Eh ! quoi !

HORTENSE, bas.

De la prudence !

CHARLES.

Êtes-vous satisfait, cousin ?

DURAND, à part.

Quelle impudence !

HORTENSE.

Charles et la baronne, arrivent à l’instant,

Pour savoir la réponse...

LA BARONNE.

En êtes-vous content ?

DURAND.

Mais oui, Son Excellence était trop enchantée

D’une loi qu’à son gré la Chambre avait votée,

Pour ne pas être aimable, et du ton le plus doux,

Elle a dit...

S’oubliant.

C’est vraiment trop fort ! comprenez-vous

Que de se remontrer il ait encor l’audace !

CHARLES.

Hein ? plaît-il ?

HORTENSE, bas.

Mon ami !

LA BARONNE.

Quoi donc ?

DURAND, se calmant.

« À cette place,

« M’a dit Son Excellence, on sait quels sont vos droits.

« Le ministre pour vous fut injuste autrefois,

« Il faut qu’une faveur quelque jour nous acquitte. »

HORTENSE.

Quelque jour !

LA BARONNE.

C’est très bien !

CHARLES.

Je vous en félicite,

Cousin !

DURAND.

Merci, Monsieur... de votre compliment

Je n’ai que faire !

CHARLES.

Ah ! bah !

HORTENSE, bas.

Silence !

DURAND.

En ce moment,

Deux ou trois députés, sortis de la séance,

M’ont touché dans la main d’un air de bienveillance...

L’un d’eux... votant douteux... m’a fort recommandé.

Adroitement alors le ministre a cédé,

Et comme deux amis, ils sont sortis ensemble.

HORTENSE.

C’est un engagement !

CHARLES.

Positif, ce me semble !

DURAND, à part.

Il faut se contenir !...

LA BARONNE.

Ah ! quel heureux secours !

CHARLES.

Des amis de collège !... on les trouve toujours.

DURAND.

Des amis... vous croyez ! oui, j’ai peur d’en connaître

Qu’on trouve plus souvent qu’on ne voudrait peut-être...

Tendres par trahison, par calcul obligeants,

Qui de leur amitié persécutent les gens ;

Mais ils ont pour se perdre une rage d’écrire !...

HORTENSE.

Durand !

CHARLES.

Je n’y suis pas, cousin !

LA BARONNE.

Que veut-il dire ?

DURAND.

Pardon !... vous me voyez un peu préoccupé

Des torts d’un imprudent dont le nom m’a frappé...

Qui s’obstine à braver les dédains d’une femme,

Et...

HORTENSE, bas.

Tu m’as bien promis !...

LA BARONNE, inquiète.

Vous croyez...

DURAND.

Oui, madame !

Je ne le connais pas... et sais que, par bonheur,

Celle qu’il ose aimer est forte en son honneur...

Mais... par esprit de corps... moi, je prends la défense

De l’honnête mari dont il guettait l’absence !

LA BARONNE, à part.

Ciel !

HORTENSE, à part.

Ah ! tout est fini !

CHARLES.

Monsieur, vous oubliez...

DURAND, passant à lui.

Quoi donc, mon cher cousin ?

HORTENSE, vivement à la baronne.

Rassure-toi !

DURAND, à Charles.

Voyez !

Lui montrant la lettre du deuxième acte.

Serait-ce par hasard l’auteur de cette lettre ?

CHARLES.

Grand Dieu !

LA BARONNE, bas à Hortense.

La nôtre !

HORTENSE, bas à la baronne.

Chut !

Bas à Durand.

c’est trop me compromettre !

DURAND, à la baronne.

Madame !

HORTENSE, se retrouvant entre lui et Charles, bas, vivement à Charles.

Il ne sait rien... ne lui répondez pas !

DURAND.

C’est un point important et des plus délicats,

Mais ce n’est pas ici qu’il faudrait le débattre !...

CHARLES, à part.

À quel diable de jeu jouons-nous tous les quatre ?

LA BARONNE, avec émotion.

Quelque soit l’imprudent... que vous désignez là...

Après cette leçon, je pense, il comprendra

Qu’il doit à ses amis, qu’il se doit à lui-même,

D’immoler son amour à... la femme qu’il aime...

Avant que... le mari... justement irrité...

DURAND.

Mais il l’est... il sait tout !

LA BARONNE.

Il sait...

HORTENSE, bas à la baronne.

Non.

DURAND, à Charles.

Ma bonté...

CHARLES.

Je ne vous parle pas !...

Il prend le milieu de la scène.

DURAND.

Eh !

CHARLES.

Celui qu’on accuse...

Devant la trahison qu’à ses yeux rien n’excuse...

Saurait... n’en doutez pas... renfermer dans son cœur,

Cet amour sans espoir, qui fut son seul bonheur,

Respecter cette femme à lui seul infidèle,

Et même en la fuyant, ne vivre que pour elle !

HORTENSE, bas.

Sortez !...

CHARLES.

Adieu !...

DURAND, allant à lui.

Monsieur, il faudrait, en ce cas,

Vous...

CHARLES.

Eh ! cela, Monsieur, ne vous regarde pas !

Il sort.

DURAND, le suivant.

Cela ne me...

HORTENSE, à la baronne, vivement et bas.

Chez moi va m’attendre et prends garde !

Elle la fait sortir à gauche.

 

 

Scène V

 

DURAND, HORTENSE

 

DURAND, redescendant.

Mais il me semble à moi que cela me regarde,

Et furieusement !

HORTENSE.

N’en parlons plus !

DURAND.

Mais si !

HORTENSE.

Ne te suffit-il pas qu’il parte ?

DURAND.

Grand merci !

Oser venir chez moi !... morbleu ! sans la baronne

Notre explication eût été ferme et bonne !

Mais nous nous reverrons ! et bientôt !

HORTENSE, à part.

Juste ciel !

Haut.

Quand tu seras nommé, c’est là l’essentiel.

Ne pense qu’au succès dont pour toi je suis fière !

Des places, des honneurs, il t’ouvre la carrière !

Dans ta course à présent, qui pourrait t’arrêter ?

Le premier pas est fait, il ne faut que monter !

De Limoge... à Lyon... à Bordeaux... on avance !...

DURAND.

Bien ! nous voilà partis ! je fais mon tour de France !...

HORTENSE.

Puis, de Paris plus tard on t’ouvre les chemins !...

Je ne crains plus alors les grands airs, les dédains...

Quel triomphe pour... toi !...

DURAND.

Prends garde ! on fait naufrage !...

Et, d’ailleurs, rien n’est fait. Le ministre...

HORTENSE.

Il s’engage,

Il tiendra sa parole.

DURAND.

Eh ! mais je n’en sais rien.

HORTENSE.

Quand nomme-t-il ?

DURAND.

Ce soir.

HORTENSE, avec émotion.

Ce soir !...

DURAND.

Par ce moyen,

Il échappe à l’ennui de voir sortir de terre

Tous ces solliciteurs, effroi du ministère,

Et trois cents députés de requêtes chargés,

Lui jeter sur les bras leurs trois cents protégés !

C’est ce soir, au conseil, que l’ordonnance passe.

HORTENSE.

Il te nomme, et d’eux tous ce choix le débarrasse !

DURAND.

À ses ordres chez moi j’ai promis de rester.

HORTENSE.

C’est qu’au Château sans doute il veut te présenter !

DURAND.

Encore !

HORTENSE.

Par malheur tu n’as pas ton costume !...

Mais je l’ai commandé.

DURAND.

Déjà !

 

 

Scène VI

 

DURAND, HORTENSE, JOSEPH

 

Il apporte une lettre à Durand.

HORTENSE.

C’est, je présume,

Du ministre ?...

DURAND.

Du cercle.

HORTENSE.

Où tu ne peux aller.

DURAND.

Il le faut ! j’ai ce soir le voyage à régler,

Pour Chantilly...

HORTENSE.

Comment ! t’éloigner ?...

DURAND.

Je parie,

Et je dois être là !

HORTENSE.

Tu restes ! je t’en prie.

JOSEPH, à Durand.

La réponse est pressée.

DURAND.

Eh ! va te promener !

À sa femme.

Mais...

HORTENSE.

Et demain, d’ailleurs, n’as-tu pas à dîner,

Tous ceux qui dans nos plans nous servent, nous soutiennent ?

DURAND.

Quoi ! demain !

À part.

Ah ! voilà les dîners qui reviennent !

JOSEPH.

La réponse ?

DURAND.

Réponds... tout ce que tu voudras...

Dis que je suis souffrant, qu’on ne m’attende pas.

À part.

C’est comme un avant-goût du bonheur de Limoge.

HORTENSE, à Joseph.

Laissez-nous.

JOSEPH, revenant.

J’oubliais... votre coupon de loge...

DURAND, le prenant.

Pour l’opéra nouveau !

HORTENSE.

Tu n’iras pas ce soir.

DURAND.

Pourquoi ?

HORTENSE.

Si le ministre a besoin de te voir ?

S’il te fait demander ?

DURAND, allant pour déchirer le billet.

Au diable !

HORTENSE, le prenant.

Ou plutôt laisse...

Au secrétaire intime il faut que je l’adresse !...

C’est-à-dire, à sa femme.

DURAND.

Et je m’en passerai !...

À part.

Charles ! mon cousin Charles ! oh ! je me vengerai !...

HORTENSE, gagnant la porte de sa chambre.

Et je vais envoyer...

DE FLINS, en dehors.

Bien ! bien !

HORTENSE.

De Flins !

DURAND.

À l’autre !...

 

 

Scène VII

 

DURAND, HORTENSE, DE FLINS, JENNY

 

DE FLINS, très agité.

Mon ami, je reviens...

Apercevant Hortense.

Ah !

HORTENSE.

Quel trouble est le vôtre !

DE FLINS.

Non, rien... rien !

Bas à Durand.

Je suis mort !

Haut.

La baronne, à l’instant,

Fait demander Jenny.

HORTENSE.

Je sais... elle m’attend.

JENNY.

Madame !

HORTENSE, d’un air railleur.

Chère enfant ! vous l’avez promenée ?

DE FLINS.

Beaucoup !

JENNY.

Mais non !

DE FLINS, bas.

Tais-toi !

JENNY.

Tu m’as abandonnée.

DE FLINS, bas.

Tais-toi donc !...

Bas à Durand.

On m’annonce un nouveau concurrent,

Un troisième !

DURAND, à part.

C’est moi !

HORTENSE, souriant.

Vous avez, en courant,

Vu bien des magasins ?

JENNY.

Pas du tout, je vous jure,

Il me laissait toujours seule dans la voiture !

HORTENSE.

Seule !...

DE FLINS.

Oh ! pour une fois !... je montais un moment,

Chez quelqu’un...

HORTENSE, riant.

Au Marais peut-être !

DE FLINS.

Justement !

HORTENSE.

Oui, comme ce matin, chez un juge !...

DE FLINS.

Madame !

HORTENSE, riant plus fort.

À la place Royale ?

Durand part d’un éclat de rire.

DE FLINS, s’efforçant de rire en les regardant tous les deux.

Oh !

Bas à Durand.

mais qu’a donc ta femme ?

HORTENSE.

Bien loin du ministère ?...

JENNY.

Au contraire !

DE FLINS, bas.

Tais-toi !

HORTENSE.

Pauvre homme !

DURAND.

C’est piquant !

DE FLINS, à part.

On se moque de moi !

Haut.

Je passe... pour écrire...

Bas à Durand.

Il faut que je te parle !

Haut.

Chez Jenny.

Il gagne la droite.

HORTENSE, à Jenny, gagnant la gauche.

Rejoignons la baronne.

DURAND, à part.

Avec Charles

Je puis donc m’expliquer !

Il s’assied à gauche et écrit.

HORTENSE.

Charmant !...

Elle regarde de Flins et rit encore. Elle sort avec Jenny par la gauche, de Flins sort par la droite.

 

 

Scène VIII

 

DE FLINS, DURAND, ensuite JOSEPH

 

DE FLINS, regardant mystérieusement.

Ah !... parlons bas !

Elle rit !... et de quoi ?

DURAND, sonnant.

Tu ne devines pas ?

DE FLINS.

De notre stratagème on la dirait instruite ?

DURAND.

Elle sait tout !

DE FLINS.

Ah ! bah ! notre ligue ?

DURAND.

Est détruite !

Et nous sommes rivaux !

DE FLINS.

Cet heureux concurrent ?...

DURAND, se levant.

C’est moi !

DE FLINS.

Que dis-tu là ? toi ! mon pauvre Durand !

DURAND.

Moi, mon pauvre de Flins ! tu vois une victime !

À Joseph, en lui remettant une lettre.

Tiens, va !

Joseph sort.

DE FLINS.

Tu me trahis !

DURAND.

On m’entraîne !

DE FLINS.

On t’opprime !

DURAND.

Que faire !

DE FLINS.

Toi, préfet !

DURAND.

Pourquoi pas ?

DE FLINS.

Malheureux !

Mais sais-tu ce que c’est ? sais-tu ce que tu veux ?

Toi, si fier d’une vie indépendante, oisive,

Toi, qui laisses tes jours aller à la dérive,

Promenant à Paris tes volages désirs,

Dans un monde adoré, de plaisirs en plaisirs...

Vivre claquemuré dans une préfecture

Où les gais souvenirs se changent en torture !

Où l’on reste isolé dans un monde assommant !

Où l’on ne peut trouver de plaisir... qu’en dormant !

DURAND.

Mais tu veux bien...

DE FLINS.

Oh ! moi, c’est une maladie !

Toi, qui n’as pas de maître et suis ta fantaisie,

Tu vas t’en donner mille !... oui, ministres, bureaux,

Députés, électeurs !... ces boudeurs de châteaux,

Ces tribuns de cafés, ces tyrans de boutiques...

Sans compter les journaux plus ou moins politiques !...

Tous viendront à l’envi, des partis opposés

Te dicter les arrêts, et, sous leurs feux croisés,

Tu répondras de tout, même de leurs caprices !...

Puis enfin, un beau jour, pour prix de tes services,

Attaqué par les uns, des autres renié,

Comme un sot, comme moi, tu seras mis à pied !

DURAND.

Mais tu veux bien...

DE FLINS.

Oh ! moi, moi j’ai l’âme ulcérée !

Je meurs depuis dix mois d’une place rentrée !

C’est absurde ! c’est bête ! en mes jours de dépit,

Je me suis dit cent fois tout ce que je t’ai dit...

J’ai voulu refouler ma colère et ma honte !

Mais non ! sur le torrent il faut que je remonte,

Que je rentre au pouvoir, que je serve quelqu’un !

Que je sois quelque chose !... un titre ! j’en tiens un !

Et plutôt de souffrir qu’à ma place on te nomme...

Il suffoque.

DURAND, l’observant avec effroi.

Comme l’ambition peut enlaidir un homme !

DE FLINS, d’un ton caressant.

Mais non, mon cher Durand, non, tu n’en feras rien.

DURAND.

Je le voudrais !

DE FLINS.

Parbleu ! résiste !

DURAND.

Eh ! le moyen ?

Si tu savais !

DE FLINS.

Quoi donc ?... de nos plans tu t’écartes !

« Ma femme, disais-tu, fait un château de cartes,

« Et pour le renverser je soufflerai dessus !... »

Et le château s’élève, et tu ne souffles plus !...

DURAND.

J’ai des raisons !

DE FLINS.

Comment ?

DURAND.

Des raisons de ménage.

DE FLINS.

Ta femme !

DURAND.

N’en dis rien ! sa conduite est fort sage !

Le ministre d’ailleurs me promet son appui.

DE FLINS.

Le ministre !

DURAND.

Oui, sans doute.

DE FLINS.

Alors, auprès de lui,

Tu peux pousser quelqu’un de plus propre à la place !

DURAND.

Hein ?... mais... c’est une idée !...

DE FLINS.

Allons ! un peu d’audace !...

DURAND, rêvant.

Eh ! oui...

DE FLINS.

Fais-moi nommer pour sortir d’embarras !

Va, cours, parle pour moi.

DURAND.

Mais non, n’y compte pas.

DE FLINS.

Non !... mais tu ne sais pas de quoi je suis capable !

Près du ministre aussi je puis être implacable !

Tu n’es... il le saura... qu’un homme sans talent,

Esclave de ta femme, indiscret, indolent...

DURAND.

Merci ! va donc encore !

DE FLINS.

Et tout au plus habile,

Dans un cercle, à juger l’esprit d’un vaudeville,

La valeur d’un cheval, un coup de lansquenet.

DURAND.

Va toujours !...

 

 

Scène IX

 

DE FLINS, HORTENSE, DURAND

 

HORTENSE.

Mon ami !... C’est le comte d’Ervet

Qui rejoint le ministre... et vient d’abord te prendre,

Il te mène au Château... ne le fais pas attendre !

DURAND.

J’y cours !

DE FLINS.

Tu n’iras pas !

DURAND.

Si vraiment !

DE FLINS.

Mais alors,

Qu’on me nomme !

DURAND.

Impossible !

HORTENSE, riant.

Il voudrait ?

DE FLINS.

Si tu sors,

Si je succombe !...

HORTENSE.

Va !

DE FLINS.

Songes-y ! c’est infâme !

Et nous sommes brouillés à mort !

DURAND.

Adieu !...

Il sort.

DE FLINS.

Madame !...

C’est vous qui répondrez de cette trahison !...

De son malheur, du mien !

HORTENSE, éclatant de rire.

Vous perdez la raison !...

DE FLINS.

Ambitieuse !

Il court à Jenny qui entre.

 

 

Scène X

 

HORTENSE, DE FLINS, JENNY, LA BARONNE

 

DE FLINS.

Viens, ma fille, viens !

JENNY.

Mon père !

DE FLINS.

Sortons !

LA BARONNE.

Je vais, Monsieur, vous apprendre un mystère...

DE FLINS.

Madame ! j’en sais plus que je n’en veux savoir...

Des traîtres m’ont trompé, je ne veux plus les voir,

Moi, simple et confiant, que la trahison tue !

HORTENSE, gaiement.

J’ai gagné la partie, et vous l’avez perdue,

Voilà tout !...

DE FLINS.

Oh ! sortons !...

LA BARONNE, le retenant.

Non, je dois vous parler

Du secret que son cœur vient de me révéler...

DE FLINS.

J’ai bien le temps vraiment de songer à ma fille !

LA BARONNE.

Vous êtes avant tout un père de famille.

Elle aime... et s’il fallait lui choisir un époux...

JENNY.

Oh ! ne te fâche pas !

DE FLINS.

De qui donc parlez-vous ?

LA BARONNE.

D’un jeune homme qui l’aime aussi... qui peut prétendre

À sa main, à l’honneur d’être un jour votre gendre...

Hortense et moi, Monsieur, nous répondrons de lui...

Monsieur Charles Saulieu.

DE FLINS, avec dédain.

Monsieur Charles !

HORTENSE.

Aujourd’hui,

À ma protection on serait peu sensible...

Elle servirait mal mon cousin.

DE FLINS.

C’est possible !

L’alliance, à coup sûr, ne me tenterait point

Et nous sommes d’accord tous les deux sur ce point,

Je suppose, après tout, que ma fille lui plaise...

JENNY.

Je ne l’espérais plus, mais j’en serais bien aise !

DE FLINS.

Mais pour mon gendre, moi, je ne puis accepter

Un homme de plaisir qui semble déserter,

Pour des ambitieux... par faiblesse ou sottise...

Ses intérêts... ses droits qu’un ministre autorise.

HORTENSE.

Je comprends !...

DE FLINS.

Oui ! j’ai su partout où j’ai passé,

Qu’à ce poste vacant il eût été placé,

S’il n’eût à ses amis opposé ses scrupules,

Pour laisser le champ libre à des plans... ridicules !...

Vous comprenez ?

HORTENSE.

Très bien !

LA BARONNE.

Il saura s’élever !

JENNY.

Je n’y tiens pas !

HORTENSE.

Durand... sûr enfin d’arriver,

Reconnaîtra plus tard son amitié, son zèle !

JENNY.

Monsieur Charles !...

 

 

Scène XI

 

HORTENSE, DE FLINS, JENNY, LA BARONNE, CHARLES

 

CHARLES.

Pardon ! un billet me rappelle !

Durand, qui, sans motif, me fermait sa maison,

De je ne sais quels torts me demande raison !

HORTENSE.

Une erreur que je puis...

LA BARONNE, vivement.

Oh ! silence.

À Charles.

Sans doute,

Monsieur, pour ses amis, pour vous-même, il redoute

Cet amour imprudent... qu’on a pu deviner...

Et qu’un mot peut ici vous faire pardonner.

CHARLES.

Madame !

DE FLINS.

Nous sortons !

JENNY, le retenant.

Non... un moment encore !

LA BARONNE.

Voici monsieur de Flins que pour vous on implore...

Il sait que vous aimez sa fille... il gronde un peu !...

Courage !...

HORTENSE.

Faites-lui vous-même cet aveu !

Qui prévient des soupçons...

LA BARONNE.

Des malheurs !...

DE FLINS.

Que dit-elle ?

CHARLES, à part.

Grand Dieu !

DE FLINS.

Pour ma fille !

CHARLES, avec résolution.

Oui... c’était mademoiselle

Que j’aimais.

HORTENSE.

Et qu’il aime !

CHARLES.

Accordez-moi sa main !

Je jure son bonheur !

DE FLINS.

Pardon !... je pars demain...

Je ne m’allierai pas à ceux qui me trahissent !...

Viens, ma fille !...

LA BARONNE.

Écoutez !...

HORTENSE.

Que leurs vœux vous fléchissent !

De Flins emmène Jenny ; les autres vont à lui.

 

 

Scène XII

 

HORTENSE, DE FLINS, JENNY, LA BARONNE, CHARLES, DURAND

 

DURAND, très joyeux.

Qu’as-tu donc, mon ami ?

DE FLINS, s’éloignant.

Vous n’êtes pas le mien !

JENNY, pleurant.

Nous partons !...

DURAND.

Me quitter ! c’est mal, quand je reviens

Heureux et triomphant...

HORTENSE.

La place ?...

DURAND.

Est emportée !

HORTENSE.

Qu’entends-je ?

DURAND.

Oui, ma femme, oui ! tu dois être enchantée !

Ton bonheur, ton repos...

DE FLINS, à part.

On nomme ça préfet !...

DURAND, soutenant Hortense.

Reviens à toi !

HORTENSE.

Pardon ! je suis folle, en effet !

Mais un si prompt succès !...

DURAND.

Une admirable idée...

Que j’ai due à de Flins !... D’Ervet l’a secondée...

Le ministre l’approuve... il entrait au conseil ;

Le roi signe, et demain, au lever du soleil,

Le préfet impromptu, qu’on attend à son poste,

Vers son cher Limousin devra courir la poste.

C’est la condition expresse, et pour ma part,

J’ai promis d’exiger, de presser le départ.

HORTENSE.

Sitôt ?

DE FLINS.

Vous le pouvez, puisque c’est vous qu’on nomme !

DURAND.

Pas du tout !

HORTENSE.

Hein ?

CHARLES, s’avançant.

Qui donc est nommé ?

DURAND.

Vous, jeune homme !

CHARLES.

Moi !

TOUS.

Charles !

DURAND.

Dès longtemps cela vous était dû,

Vous me cédiez un droit que je vous ai rendu ;

J’ai fait récompenser le mérite modeste...

À Hortense.

Et vous partez demain. Il part, et moi je reste !

La même chose au fond, le plan seul est changé,

Et de longtemps surtout il n’aura de congé.

DE FLINS.

Tu m’as sacrifié ! ton ami !

DURAND.

C’est infâme !

Souriant.

Ingrat !... à ce préfet il faut bien une femme

Pour faire les honneurs... et mon cher protégé

De toute passion a le cœur dégagé.

N’est-il pas vrai, Monsieur ?... il n’aime que ta fille,

Et notre préfecture entre dans ta famille.

DE FLINS.

Oh ! moi, je suis bon père...

À Jenny.

et si tu-veux... eh bien !

JENNY.

Je ne change jamais !

DE FLINS, regardant Hortense.

Joli château !

Il souffle.

plus rien !

DURAND, à Charles.

Et quant à ce billet...

LA BARONNE, bas à Durand.

La lettre ici trouvée

Était pour moi, Monsieur, et vous m’avez sauvée...

Merci.

DURAND, à part, observant sa femme.

C’était un piège... on me trichait au jeu...

Haut.

Je vais à l’Opéra me reposer un peu.

Se rapprochant d’Hortense, dont la figure est longtemps à se remettre.

Mais désormais, ici, je veux, ma chère Hortense,

M’entourer du bonheur que donne l’opulence...

Je laisse au plus habile, au plus ambitieux,

Les emplois, les honneurs qui leur conviennent mieux ;

Je ne livre qu’à toi ma chère indépendance !

Riche pour tes plaisirs et pour ta bienfaisance,

Ma seule ambition... bien permise aux maris...

C’est de vivre toujours pour ma femme... à Paris !

LA BARONNE.

C’est un homme charmant !

JENNY.

C’est un cœur exemplaire !

HORTENSE, souriant avec effort.

Ah ! de ce mari-là je ne pourrai rien faire !

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